Enrique Vila- Matas: docteur Pasavento










Le héros de l'écrivain Pasavento est Robert Walser, dont il admire l'habileté à passer inaperçu. Vivre le destin de cet auteur signifie pour Pasavento se retirer du monde. Il veut s'éloigner et, un beau jour, il disparaît. Il se dit qu'on le recherchera, qu'il lui arrivera ce qui advint à Agatha Christie quand toute l'Angleterre s'était mise à ses trousses pendant onze jours et avait fini par la retrouver. Mais personne ne recherche le docteur Pasavento et peu à peu s'impose cette simple vérité personne ne pense à lui. Il aura alors recours à la stratégie du renoncement. Il va renoncer au moi, à sa grandeur et à sa prétendue dignité et en viendra même à croire que sa personne incarne à elle seule l'histoire de la disparition du sujet en Occident. Il se rend à l'asile d'aliénés suisse où Walser passa tant d'années à l'écart du monde et fait ses premières armes dans un art très singulier dans lequel son écrivain préféré était passé maître l'art de n'être rien.

Voici le dernier volet de cette trilogie de Vila-Matas sur les "pathologies de l'écriture".
Voici un livre dense et assez profond qui comporte une déferlante de citations littéraires par cet auteur, considéré comme un chantre de la méta littérature.
Le roman s'articule autour d'un auteur suisse-allemand, Robert Walser, personnage bien réel décédé lors d'une promenade, alors qu'il était hospitalisé en Suisse pour dépression nerveuse.
Docteur Pasavento est le pseudonyme du protagoniste du roman qui décide de disparaître alors qu'il devait donner une conférence à Séville, car le bonhomme est obsédé par l'idée de disparition (idée récurrente chez Vila-Matas), mais surtout obsédé par l'idée que tout le monde se mette à sa recherche.
Le problème est que personne ne s'inquiète de sa disparition, personne ne le recherche. Sa personnalité va peu à peu se fondre dans le néant.

Enrique Vila-Matas semble avoir imaginé l'histoire du Docteur Pasavento page après page, sans savoir à l'avance quelles réflexions pourrait lui inspirer le thème de la disparition. Son personnage constitue une formidable mise en abyme de lui-même –personnage toutefois plus courageux puisqu'il ose s'abandonner à l'anonymat, contrairement à son auteur :

« Je pense parfois que, si je n'avais pas eu le courage suffisant pour satisfaire mon désir de disparaître en tant qu'écrivain et rompre avec tout, […] j'aurais toujours pu utiliser le pouvoir donné par l'écriture de fiction pour, ne fût-ce que sur le papier, devenir la personne que dans la vie réelle je n'osais pas être. Mais, par bonheur, j'ai eu ce courage et il n'a pas été nécessaire d'avoir recours à la fiction. »

Et après ceci ? Quiconque est attiré par le mobile du Docteur Pasavento doit certainement s'être lui-même imaginé prendre la fuite –abandonner famille, amis, travail, résidence. Comment réagiraient les autres ? Peut-être ne réagiraient-ils pas, comme c'est le cas ici. Dans ce cas, reste la question la plus intéressante : comment réagirait-on soi-même ? C'est là que Vila-Matas est décevant ou, en réalité, terriblement pertinent puisque là où le lecteur s'attend à lire la confession personnelle d'un individu qui n'aurait disparu que pour les autres, il nous donne à lire la confession anonyme d'un homme qui a cessé d'être pour lui et pour les autres. Ainsi, ses idées sont celles d'autres autres hommes : des écrivains (Montaigne, Robert Walser, Emmanuel Bove…) ou des connaissances. La première partie du livre, notamment, n'est qu'une déflagration de références, de citations, de digressions qui visent uniquement à brouiller les limites entre la personnalité du docteur et la personnalité des individus auxquels il se réfère. Pire que ça, l'imprégnation des modèles sur le discours du Docteur se fond parfois brusquement au détour d'une phrase anodine, oubliant tout guillemet pour mieux nous troubler à notre tour : avons-nous déjà lu cette phrase dans l'oeuvre d'un autre auteur ou serions-nous en train de paranoïer ? Cheminer dans la disparition équivaut peut-être à effectuer un Voyage au bout de la nuit : « J'ai pensé que ces avenues, bourrées de gens se promenant après le grand repas familial du jour de Noël, étaient, effectivement, un endroit parfait pour se dissoudre dans le flux permanent des foules, dans le flux heureux de toutes ces grandes vagues incessantes d'êtres vides qui, depuis des temps immémoriaux, venaient du fond des temps mourir sans arrêt dans cette ville immortelle. »

Dans un premier temps, tout n'est que périphrase, citations, manière de s'exprimer sans avoir l'air de le faire. On ne ressort pas de ce tourbillon de références qui semble cacher de la prétention ou de la veulerie. Et puis surgit cette réflexion : « Les livres et les écrivains font partie de la réalité, ils sont aussi réels que cette table autour de laquelle nous sommes assis. Alors pourquoi ne pourraient-ils pas être présents dans une fiction ? » et on comprend que tout ce qui précède n'est qu'un subterfuge derrière lequel se réfugie le Docteur Pasavento pour mieux parler de lui-même. Pourquoi n'évoquerait-il pas Robert Walser alors que ce sont les réflexions de ce dernier qui lui ont donné le goût pour la disparition ? Pourquoi ne citerait-il pas aussi souvent les propos de ses amis et connaissances alors que l'individu n'est, finalement, jamais autre chose qu'un homme élevé au milieu d'autres hommes ? Mais alors, même en changeant de nom et en modifiant sa biographie, le Docteur pourra-t-il vraiment disparaître ?

Ce jeu des références permet également au Docteur Pasavento de révéler ce « réseau de coïncidences » qu'il pense voir opérer quotidiennement dans ses choix, dans ses pensées et dans ses rencontres. Peut-être parce que la disparition le renvoit à sa solitude, il devient plus attentif aux signes et « découvre de plus en plus de choses partout, là où pour autrui il n'y a rien. »

Si le Docteur Pasavento nous a convaincu sur ce dernier point, peut-être pourra-t-on alors considérer que cette lecture n'est pas anodine et qu'elle est un maillon de plus dans notre propre réseau de coïncidences. Sauter de référence en référence, parsemer son discours de citations semble avoir été le seul bonheur qui est resté constant chez le Docteur Pasavento au cours de son simulacre de disparition. Je ne vois pas comment mieux rendre hommage à cet auteur qu'en passant de son texte à l'oeuvre de Robert Walser ou d'Emmanuel Bove, ces deux figures d'importance dont le Docteur Pasavento parle avec une passion tangible, multipliant les citations et les anecdotes jusqu'à abolir toute existence autonome au profit de ces auteurs pourtant eux-mêmes voués à la disparition.

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