Lucien Fradin : Midi-Minuit Sauna. 2024.
je vous propose cet article qui fait suite à l'entrevue littéraire que Lucien Fradin a eu la gentillesse de m'accorder.
Sous la direction de Didier Roth-Bettoni, Les Editions érotiques La Musardine ont lancé fin 2024 avec le second roman de l’artiste lillois, la nouvelle collection littéraire « Prismes » chez la Musardine, qui invite à explorer les sexualités LGBTQI dans toutes leurs diversités.
Lucien Frandin est né en 1988 et vit à Lille. Pendant son Master des Arts de la scène, il consacre ses recherches au lien entre les sexualités et les représentations, et mène des ateliers dans des universités, tout en militant avec l’asso LGBTQI+ de Lille, Les Flamands Roses. Puis il devient comédien et metteur en scène : accompagné de 2016 à 2018 par Guy Alloucherie et la Cie HVDZ, il crée deux solos autofictifs qui convoquent la communauté queer et sa famille de naissance : Eperlecques (présenté au festival off d’Avignon) sur son vécu adolescent à la campagne et Wulverdinghe sur sa grand-mère et la manif pour tous.
En 2021, il crée, avec Aurore Magnier, la compagnie La Ponctuelle (à Lille).
Lucien Fradin découvre l’existence d’un carton au contenu insolite : des dizaines de réponses à une petite annonce passée dans Gai International en 1984. Autant de façons de se présenter et de séduire, de dire sa réalité, son intimité, ses désirs. Le metteur en scène et interprète lillois a alors l’idée d’une galerie de portraits. Des gays qui parlent des gays. Il y mêlera sa propre histoire, des témoignages, des romans, des chansons, des films… Et cela donne le spectacle performance à trois « Portraits Détaillés » en 2021. Il nous invite déjà à explorer avec malice et facétie l’image kaléidoscopique de l’homo d’hier, d’aujourd’hui et de demain en réfléchissant à la question : "Mais au fait, qu'est ce qui fait pédé ?".
« Portraits détaillés » devient aussi un livre (aux Éditions Les Venterniers). Dans ce premier livre il y avait un chapitre qui parlait du sauna. Lorsque Didier Roth-Bettoni lui propose d’écrire le premier roman de la collection prismes, il a l’idée de revenir sur ce thème.
C’est ainsi que le roman Midi-Minuit Sauna, poursuit son exploration du monde queer et de sa sexualité.
« Ce qui m’intéresse, c’est de multiplier les sources, de convoquer suffisamment de paroles et points de vue, pour se dire : peut-être que là, ça commence à ressembler à quelque chose qui pourrait définir la communauté gay », écrit-il pour expliquer sa démarche.
Le thème choisit par Lucien Fradin ne vient pas de nulle part : Il y a une dizaine d’années, il a travaillé dans un sauna gay du Nord de la France. Il tenait la caisse, changeait les serviettes, nettoyait les arrière-cours du désir, observait surtout les allées-et-venues des clients. Le roman se situe dix ans plus tard. Cette alternance entre vision de l’extérieur comme client et de l’intérieur comme ancien employé (dans des flashbacks) est un des points forts du récit.
L’auteur retourne dans ce lieu, et nous propose donc de le suivre pendant 12 heures (chaque chapitre correspond à une heure, dès l’ouverture et jusqu’à minuit), nous entraînant dans une plongée crue et réaliste, expérience qui, bien entendu, sera chaude dans toutes les acceptions du terme : pendant ces 12 heures, il regarde et « participe à toutes sortes d’ébats, de cabines en jacuzzi, d’effleurements en partouzes, retrouvant des habitués, rencontrant de nouveaux amants, donnant rendez-vous à des amis ». Il se plonge et nous plonge dans ce monde de désir ou se retrouvent et se mêlent au gré des envies, des corps d’éphèbe comme des corps plus marqués, des corps virils comme ceux plus ronds de joyeux Bear barbus, des corps trans, ceux d’hommes mariés ou célibataires, ceux d’habitués à l’aise comme ceux de nouveaux venus plus hésitants… C’est au travers de la vision des corps, que se créent les jeux du désir.
Je tiens à préciser qu’il ne s’agit en aucun cas d’un défilé de clichés ! J’ai moi-même suffisamment fréquenté les saunas pour savoir qu’en effet, toutes ces personnes s’y retrouvent : si Lucien Fradin choisit de présenter toute une constellation de personnages au travers d’une ou deux caractéristiques (mec à crête, le bouc, lunettes, ourson, le barbu, armoire à glace…) c’est parce que c’est ainsi qu’on se perçoit les uns les autres dans ces endroits : lorsqu’on fréquente les saunas, ce que l’on perçoit des autres c’est ce qui est visible en premier. Lucien présente ces personnages non pas en les détaillant ou en les nommant mais au travers d’un caractère distinctif saisi au vol au moment du premier regard et qui devient un surnom et c’est tout à fait ainsi que ça se passe et si on s’y perd un peu en le lisant c’est bien parce qu’on s’y perd un peu quand on drague dans les saunas. Ceci dit, dans un passage réflexif que j’ai trouvé particulièrement pertinent il avoue être plus excité par les hommes… habillés !
Par ailleurs, Lucien Frandin, met en lumière de façon quasi ethnographique, la façon dont fonctionne le cruising et ses codes dans les saunas : selon où l’on se trouve, les lieux de passage (les casiers, la salle de repos qui est ici une mezzanine, le fumoir), les lieux humides (la piscine, les jacuzzis, le hammam), les lieux secs (la cabine sauna), les lieux hot (les cabines, le Glory Hole…), les différentes façons d’attirer l’attention d’un mec qui vous plait ne sont pas les mêmes. Autrement dit, le sauna gay et ses contraintes pratiques participent à codifier la sexualité. Ils créent autant de canevas possibles, dont Lucien Fradin nous dresse le portrait au fil des chapitres. Les rencontres sont furtives ou frontales avec des jeux du chat et de la souris, le jeu des regards et des sous-entendus, des esquives plus ou moins fines, des tensions que peuvent naître lorsqu’on l’autre se refuse ou encore lorsqu’il y a rivalité ente plusieurs pour le même mec… Autant de « jeux » autour du désir circulant, (bien différent en cela, des sites de rencontres en ligne).
Extrait : « Ici, les regards sont le centre de la drague. Il y a les regards fuyants, “je te vois mais je n’ai pas envie”, et les regards invitants : “Est-ce que tu veux qu’on se rapproche ?” Il y a aussi les regards insistants, et si tu n’es pas intéressé il faut répondre par un regard “j’ai-vu-que-tu-me-regardes-mais-vois-comment-je-regarde-franchement-ailleurs”. Ou alors on peut aussi dire non, verbalement ou en tournant la tête de gauche à droite, mais bien que cette solution paraisse plus claire, elle est assez peu utilisée ».
Le sauna, lieu de rencontre (et/ou de détente), est un espace où les corps se dévoilent, où les désirs se rencontrent et où les inhibitions s'effacent est aussi un lieu cloisonné et souvent séparé de la vie extérieure dont il est une sorte de parenthèse et Lucien Frandin en réussit parfaitement la description : « Il y peint avec beaucoup de justesse et de tendresse l’ambiance (leurs lumières, leur climat, leur clientèle, leurs règles tacites entre chasse et connivence), loin de certains stéréotypes qui les voudraient glaciaux, désincarnés et glauques. » (« Babsi Col » dans cinéma et littérature gay, publication du 06 Novembre 2024).
Cependant, nous ne sommes pas dans le porno vieille école, et Lucien Frandin se livre à une véritable analyse sociologique décrivant de manière ouverte et décomplexé la sexualité gay en mode « cruising » avec sa pluralité d’expériences vécues depuis les rencontres furtives jusqu’aux relations plus durables, des pratiques solitaires aux jeux de groupe : fellation, sodomie, fessées, plan à trois, positions acrobatiques, gang bang…, il n’hésite pas à décrire en détails toutes les pratiques qui font du bien, actes sexuels sans sentiment amoureux, mais pas sans humanité. Si le sexe est un peu partout dans ce récit on y distingue trois grandes scènes, trois expériences de baise différentes les unes des autres, dont le narrateur est le héros.
De plus, la roman chronique de Lucien Frandin ne s’arrête pas à un bel exercice de style pornographique et la sexualité dont il nous parle est aussi un moyen de communiquer (les dialogues entre les personnages avant, pendant ou après les actes sexuels sont particulièrement réussis) où le corps devient un langage permettant aux personnages de se connecter les uns aux autres, de s‘affirmer dans leur différence, de dépasser leurs complexes et de se réapproprier de leur corps, tel qu’il est et d’explorer leur identité. Lucien Fradin nous fait ressentir tout le plaisir qu’ont ces hommes d’être ensemble, le temps d’une célébration des peaux et des corps.
Durant ces heures Lucien est à la fois satisfait et frustré, les regrets sur les occasions ratés sont inévitables. Lorsque minuit sonne quel que soit le résultat de la journée immersive au sauna c'est l'heure de partir, de rentrer chez soi et de rejoindre son compagnon.
Il aura profité de ses heures pour se remémorer dans des flash-backs riches d’enseignements des moments clés de sa vie sexuelle. Par exemple sur son éveil sexuel lorsqu’il était gamin à la piscine.
Tout en réfléchissant à des thèmes aussi importants que la Prep, la division artificielle actif/passif, la place du regard dans la drague, le jeunisme, la célébrité sur les réseaux sociaux (et celle dans les saunas lorsqu’on est jeune), et bien d’autres.
« Dans le récit de ses rencontres (consommées ou non) » si « le caractère érotique du récit découle de son sujet il n’en est pas le point focal » : « il offre matière à une réflexion queer sur les interactions dans cet espace de liberté érotique, qui au-delà de l’aspect sexuel nous parle aussi de recherche de tendresse, de solidarité et de communauté. »
On notera aussi de-ci delà des références pop bien contemporaines encrant le récit dans le présent immédiat, 20 Fingers, le site « les pompeurs », Têtu magazine, Eddy de Pretto…
Et une propension à l’humour et à l’autodérision bienvenue : « L’un des rares films pornos expérimentaux que j’ai tourné avait pour bande originale « Short Dick » des 20 Fingers ».
La sexualité débordante que nous raconte Lucien, à contrario de ce que l’on pense lorsqu’on ne fréquente pas ces lieux est une expression de vitalité, elle n’a rien de méchant (même et peut-être surtout lorsqu’elle est SM).
Lucien Fradin s’inscrit en faux sur des idées reçues : oui on peut être amoureux, avoir un compagnon et s’éclater quand même avec d’autres au sauna, oui, on peut être sensible et délicat et pratiquer une sexualité solaire et d’une grande tendresse.
Le style de Lucien Fradin qui est à la fois poétique et réaliste contribue grandement à l'atmosphère du roman, chaude et sensuelle, parfait pour aborder des thèmes parfois difficiles avec une grande sensibilité.
Lucien Fradin avec cette plongée immersive dans un sauna gay du Nord de la France nous entraîne dans un chronique sensible et réaliste sur ce lieu particulier et de ses habitués. Il y rencontre des hommes de tous horizons, chacun avec ses propres histoires et désirs. Il nous parle bien entendu de la sexualité masculine avec une sincérité sans tabous sans négliger pour autant les dimensions sociales, psychologiques et émotionnelles de l'expérience du sauna.
C'est un livre puissant et émouvant qui invite à la réflexion et qui bouscule les représentations traditionnelles de la masculinité.
C’est beau, c’est cru, c’est sexy, c’est très accessible, ça invite malgré tout à réfléchir sur les normes du cruising entre garçons et sur les dynamiques au sein de la communauté et ça se lit avec gourmandise.
Lucien Fradin travaille actuellement sur des futurs spectacles et sur un roman, dont il est possible de suivre l’actualité en s’abonnant à la newsletter de la compagnie La Ponctuelle (via le site laponctuelle.com) ou en suivant le compte Mastodon de Lucien (@lucienfantomette@mastodon.social)
#henrimesquida #cinemaetlitteraturegay
Commentaires