Aragon : les cloches de Bâle





Notes e lecture de "Agota" «C’est là que tout a commencé» nous dit Aragon dans son importante préface au roman inaugural de la série du Monde Réel, les Cloches de Bâle. Aragon, en 1934, est à la recherche d’un nouveau moyen d’expression après sa rupture progressive, puis définitive avec le groupe Surréaliste. Il est journaliste à l’Humanité, le sera au journal Ce Soir, il milite beaucoup, se dépense sans compter mais son œuvre poétique est en panne. Il va construire à partir de 1934 une grande suite de romans qui englobe la fin du XIXème siècle - érection de la Tour Effel dans le ciel de Paris – aux jours de juin 1940 et de la défaite de l’armée française. Le roman réaliste sera et pendant plus de deux décennies sa façon d’appréhender le réel. « La volonté de roman… » affirme Aragon dans sa préface et nous propose quelques définitions du roman: - «Le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité » ; - « Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière » ; - « Le roman c’est la clef des chambres interdites de notre maison » ; - « L’invention liée à la réalité, c’est le roman » ; - « Les inexactitudes et les erreurs…c’était très précisément ce qu’on appelle le roman ». Quelques mots aussi de l’incipit du roman. La première phrase d’un roman d’Aragon est toujours particulière. C’est à partir de cette première phrase qu’Aragon « lit » le roman qu’il écrit dira-t-il. L’incipit des Cloches est savoureux et humoristique au regard de la naissance d’Aragon. « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa.» Ce premier roman du Monde réel est construit en trois parties distinctes plus un épilogue. Quelques personnages secondaires relient chacune des parties entre elles. Première partie : Diane. Diane de Nettencourt, issue d’une famille de châtelains désargentés, est une jeune femme belle et entretenue. « Ah! Cet argent, cet argent !» disait Mme de Nettencourt. L’argent est le leitmotiv de cette société. La phrase qui caractérise Diane est en six mots : « Je-couche-avec-qui-je-veux ». Cela revient au même, Diane poursuit sa carrière aux dépends des hommes. M. Romanet ne sera qu’un éphémère et riche amant. Après une liaison avec le riche industriel M. Gilson-Quesnel, Diane épouse Georges Brunel un homme douteux, ami de son frère. Si ce roman en plusieurs parties distinctes peut paraître moins bien construit que d’autres, il n’en reste pas moins que ce roman offre une lecture passionnante du demi-monde, des milieux d’affaires – l’affaire Stavisky est d’actualité lorsqu’Aragon écrit le roman-, le milieu de la police, il faut plutôt dire des polices en ce sens qu’Aragon décrit la lutte entre la police officielle et l’autre, la sûreté de l’état. Les Cloches de Bâle sont certainement le roman dans lequel Aragon fait la preuve de son humour corrosif et d’une certaine habileté dans les dialogues. Certaines répliques sont dignes d’un scénario cinématographique. Les chapitres sont courts, ce qui rend l’action soutenue et chaque fin de chapitre se termine par une phrase en forme de sentence ou d’une façon très humoristique. Antoine Vitez réalisera une mise en scène de Diane au Festival d’Avignon à la fin de la vie d’Aragon. 2ème partie Catherine Catherine Simonidzé est le personnage principal de la 2ème partie. Elle est reliée par des personnages secondaires à la 1ère partie. Le personnage de Catherine est basé sur une des « belles étrangères », clientes de la pension de famille que tenait la mère d’Aragon. « En 1912, Catherine a vingt-six ans, et elle est un témoignage vivant de ce que le Dictionnaire Larousse affirme des Géorgiens, à savoir que c’est la plus belle race humaine qui soit au monde.» Dans le roman « Les Déracinés » de Maurice Barrès, auteur de prédilection d’Aragon, le personnage d’Astiné Aravian, une arménienne offre des similitudes avec le personnage de Catherine : sa beauté de russe orientale et surtout sa volonté d’être une femme libre. Autre similitude : « Un de mes oncles, devenu Arménien russe, a gagné une grande fortune à exploiter les pétroles des bords de la Caspienne, où il entretient pour son commerce tout une flotte. » La situation familiale d’Astiné Aravian semble très proche de celle du personnage d’Aragon : « Ni Hélène ni sa mère n’aurait jamais songé qu’elles pouvaient améliorer leur situation en travaillant. L’argent tombait du ciel par la poste, venait du lointain, du problématique M. Simonidzé, qui avait des puits de pétrole». Le chèque qui tombe à intervalle plus ou moins régulier c’est ce qui relie Catherine à Diane. Catherine souffre de cette soumission à l’homme et son chèque. Catherine se veut libre et indépendante d’un homme. Elle collectionne les amants mais s’interdit l’amour. « Elle haïssait les hommes, et elle aimait leur amour. » Le sens de la vie de Catherine va changer quand elle rencontre le prolétariat. Devoir travailler pour vivre. A l’occasion de la grève des taxis, elle découvre la solidarité entre grévistes, la violence de la police et de l’armée. Au cours d’une rafle au Bois de Boulogne, elle est sauvée du panier à salade par un bien curieux personnage, c’est un écrivain fin de siècle, Henry Bataille. Aragon, en 1934, fait entrer dans son premier « vrai » roman un écrivain aujourd’hui, au XXIème, bien oublié. Aragon n’a jamais cessé jusqu’à la fin de sa vie de défendre cet homme de lettre au style très sucré et qui représentait sans doute pour lui un monde condamné mais qui était le sien. Aragon fait parler son personnage Henry Bataille : «Le mal n’est pas en moi, mais dans ce monde auquel j’appartiens, qui tourne et qui m’entraîne. » « Nous sommes au bout d’une époque, au seuil d’un monde. Nous autres, fils de Byzance, qu’y pouvons-nous ? Nous maudissons ce monde pourri qui est notre chair même. J’appelle de toute ma force cet avenir dont le visage sérieux parfois m’apparaît. Vous parliez, jeune fille, du monde ouvrier. Je salue de tout ce que j’ai jamais écrit l’aube du socialisme. Mais la malédiction est sur nous, est sur moi. Je fais partie intégrante de cet univers qui meurt… Un jour viendra où des hommes nouveaux liront mes œuvres avec des yeux dessillés. Ils verront combien j’ai haï le navire qui m’emporte, et comme dans la voilure j’appelais le naufrage, et comme les feux des diamants ne m’ont jamais distraits des étoiles !» Pour Aragon, Henry Bataille est-il un autre moi-même ? Aragon aura en tout cas le même désenchantement dans les œuvres sombres de sa dernière période. Pour clore cette seconde partie du roman, on remarquera l’apparition d’un des personnages éphémères les plus antipathiques et odieux dans l’univers romanesque d’Aragon : le belge M. Firmin Baisedieu. Pour soigner une tuberculose Catherine loue à Berck une partie de la villa de ce sinistre personnage, indicateur de police. « M. Baisedieu était un ancien croupier du Kursaal d’Ostende. Belge de cœur comme de naissance, il avait projeté de s’établir à cinquante ans quelque part sur la côte vers Blankenberghe. Il avait trouvé par hasard à Berck-Plage cet espèce de double chalet pour une bouchée de pain. » 3ème partie Victor Catherine est encore le personnage principal de la 3ème partie mais liée avec le premier personnage du monde ouvrier et militant du cycle romanesque. Victor empêche le suicide de Catherine en l’empêchant de sauter dans la Seine. Victor est militant socialiste et syndical. Au moment où il apparaît dans l’histoire, il conduit la grève des taxis parisiens contre le consortium des taxis de Joseph Quesnel (personnage qui ressurgit dans les beaux quartiers). Entre Victor et Catherine existe une réelle amitié et une estime réciproque. Catherine entre dans le milieu des grévistes et travaille à l’organisation de la grève. Mais elle ne peut les rejoindre entièrement, elle n’appartient pas à leur vie. Il y aura toujours entre eux « le chèque de Bakou ». Aragon fait preuve dans cette partie du roman d’un grand talent de journaliste. Il relate de façon très précise les faits de grève et le lecteur ne peut s’empêcher d’être séduit par son lyrisme lorsqu’il étend cette action locale au mouvement ouvrier européen, lequel prend conscience de sa force à la veille de 1914. Toute la partie qui évoque la bande à Bonnot et les milieux anarchistes est également très vivante. « Avec Bonnot, en France, agonise l’anarchie. » Catherine, compromise, est expulsée de France pour Londres. « Londres est la ville des exilés politiques.» Rentrée en France elle est arrêtée et détenue à Saint-Lazare. « Le commandant (Thiébaut) obtint l’élargissement de Catherine, qui fut refoulée sur la Belgique. Elle n’avait pas vu Victor. » Ainsi se termine « le roman de Catherine » expulsée vers la Belgique et Bruxelles. Epilogue : Clara. Clara, Clara Zetkin. Aragon, évoque dans cet épilogue la militante et révolutionnaire allemande qui prendra la parole au Congrès de Bâle des partis socialistes européens au nom des femmes socialistes. C’est aussi la figure de Jaurès que des barbouzes ont déjà projeté d’assassiner. On notera l’insistance d’Aragon sur les polices parallèles très fréquentes dans son œuvre, les Beaux Quartiers, les Communistes…. C’est sur un hymne à la femme que s’achève le premier roman du Monde réel. « La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai. »





un avis :

Il est difficile de rendre compte de ce passionnant roman, si porteur de promesses et annonciateur des chefs d'oeuvre à venir, sans tenir compte du contexte. Poète, venu du surréalisme, Aragon venait de rejoindre le PC et, après un long séjour à Moscou, avait choisi de respecter la "ligne générale" imposée par le stalinisme en cours de constitution (le roman sort en 1934, l'année du congrès des vainqueurs) et de rompre avec Breton. Pour purger son passé et son passif, surréalisme et anarchie étant assez proches, Aragon décidait donc d'écrire le premier roman français inspiré du réalisme socialiste et ce n'est évidemment pas un hasard si le personnage principal, une Géorgienne (sic!) bascule en cours de route de l'anarchisme au socialisme. Las, Aragon est évidemment un artiste et, comme tout grand auteur, il a su s'extirper du carcan littéraire et idéologique qu'il s'était imposé.

Quatre récits inégaux centrés sur quatre figures hétéroclites composent le roman, qui entend dresser un panorama polyphonique de la France de la Belle Epoque. D'abord, Diane de Nettencourt, aristocrate pleine de charme et impécunieuse qui va s'assurer le train de vie qu'elle recherche grâce aux hommes qui vont fréquenter sa couche. L'auteur est ici au meilleur de sa veine satirique et de son mordant, qui culmineront dans Les Voyageurs de l'Impériale. Corruption des moeurs et de l'argent, vacuité des intérêts, cynisme affiché : Aragon sait reprendre les vieux motifs du roman victorien à la Thackeray ou à la Trollope pour proposer un réjouissant jeu de massacres. Ensuite, centre du roman, Catherine Simonidzé, une jeune Géorgienne vivant à Paris et le parcours qui va l'amener, à partir d'une sensibilité innée aux injustices à fréquenter les milieux anarchistes puis socialistes - et à refuser le confort bourgeois du couple pour des amours libres et sans conséquences. La chair est triste et une tonalité parfois désespérée, qui annonce Aurélien, affleure ici. Puis, Victor, amant passager de Catherine, qui organise une grève des taxis à laquelle ne sont pas étrangers les arrivistes, escrocs et traficoteurs que fréquente Diane de Nettencourt. A rebours complet du reste du livre, c'est un exposé précis, circonstancié, contextualisé d'un conflit du travail qui nous est ici livré : l'artiste cède la place au journaliste - et à un brillant journaliste. Enfin, Clara Zetkin, la militante socialiste allemande qui venait de mourir à Moscou, est évoquée dans un court et lyrique portrait, destiné à nous présenter la femme moderne appelée à succéder à la femme objet (Diane) et à la femme révoltée (Catherine).

Même si 'Les cloches de Bâle' est explicitement un roman à message, le contrebandier Aragon circonvient l'Aragon officiel. Écrivant un chant d'amour magnifique envers les femmes plus qu'envers la Révolution, alternant des scènes qui pourraient être laborieusement "soviétiques" et sont rattrapées par un sentimentalisme hugolien plus dans notre tradition (la grève dans l'horlogerie savoyarde) avec des pages merveilleusement satiriques ou tendrement lyriques, intervenant en tant qu'Auteur démiurge à foison, préférant visiblement les désordres bourgeois à l'évocation d'Anciens momifiés par la Révolution installée (Lafargue et Lénine apparaissent, sans relief), Aragon s'inscrit en fait dans le sillon du roman classique qu'il renouvelle par la richesse de son style et la variété de ses approches - et ce ton, tantôt lyrique, tantôt sarcastique, toujours détonnant qui n'appartient qu'à lui.

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