William . S . Burroughs : Junky ( Junkie: Confessions of an Unredeemed Drug Addict). 1953.

 




Les histoires de dépendance à la drogue ont déjà été racontée mille et une fois.
Mais ce "roman presque autobiographique" a un caractère unique, même s'il arrive 130 ans entre après les « Confessions d’un fumeur d’opium » de Thomas de Quincey.
Peut-être est-ce du à la crudité et le ton presque didactique de Burroughs expliquant en détail ses habitudes en tant qu’accro ou, peut-être, simplement la beauté de la prose.
« La morphine agit d'abord dans le bas du dos, puis dans la nuque, et on ressent une immense vague de détente qui dissout les muscles de nos os ; On a l'impression de flotter, sans sentir les contours de son corps, comme s'il était allongé sur de l'eau chaude salée."
(je l’ai lu en anglais donc la traduction est de moi et vaut ce qu’elle vaut).
William Burroughs publia « Junkie »,livre de chevet de Kurt Kobain, grâce à l'influence d'Allen Ginsberg (Hole), son ami et amant de l’époque et pilier de La Beat Generation, qui fit circuler le manuscrit auprès de divers éditeurs jusqu'à trouver Carl Solomon, un éditeur plus courageux et plus désespéré que les autres, qui confessa des années plus tard que travailler sur un tel sujet l'avait terrifié au point de le mener à l'effondrement.
C'est ainsi que parut l'un des livres mythiques de la littérature américaine du XXe siècle, mais aussi l'un des plus censurés et clandestins, publié par une maison d'édition marginale sous le pseudonyme de William Lee.
Dans Junky, William Lee tient le journal méthodique de ses années junky, dans les États-Unis de l'après guerre. À rebrousse poil des clichés habituels, la drogue est présenté, non comme une jouissance ou un plaisir mais comme "un mode de vie". William Lee, double romanesque de l'auteur, de New York à Mexico fait l'expérience de la came, de la privation, de la prison et de la fuite ; il apprend
"l'équation de la came".
Dès le début, Burroughs insiste sur le fait que l'on ne devient pas toxicomane pour une raison particulière. Dans le cas de Bill Lee, il s'agissait simplement de curiosité, après avoir essayé l'héroïne qu'il vendait lorsqu'il trafiquait. L'auteur explique également que la dépendance n'est pas chose facile : elle nécessite de nombreuses injections, et très fréquemment. Cela implique que les toxicomanes sont pleinement conscients de leurs actes lorsqu'ils développent leur dépendance et que, pour une raison inexplicable, ils ne s'arrêtent pas avant de sombrer inévitablement dans l'abîme. L'abîme, ou l'enfer, se caractérise par un seul axe d'existence : la terrible dépendance aux drogues.

Il convient de préciser que, lorsque Burroughs parle de drogues, il fait exclusivement référence à l'héroïne, la seule qu'il considère comme véritablement addictive ; la cocaïne, les herbes et les drogues « naturelles » n'entrent pas dans cette définition.
Burroughs a donc fréquenté et vécu dans des endroits aussi sordides que ceux décrits dans le roman, où Lee et les autres personnages mendient, volent , se prostituent pour se procurer de la drogue et mènent une existence marquée par une fuite constante et frénétique devant les autorités.
Le récit de Burroughs possède la dureté et la froideur d'un témoignage de l'intérieur, décrivant une à une les sensations et les émotions qui submergent le toxicomane, le « junkie », dans ses différents états : de l'excitation de la prise à la douleur atroce du sevrage, jusqu'à la dépression qui accompagne la désintoxication, une désintoxication qui n'est finalement qu'une utopie car elle n'aboutit jamais : le junkie est un être maudit, condamné à jamais à sa dépendance. L'abîme n'offre ni retour ni rédemption : quiconque s'y jette s'y abandonne pour toujours.
200 pages de virée dans les bas-fonds de l'Amérique des marginaux et vagabonds avec beaucoup de personnages Gay, au tout début des années 50.
Ce qui me marque dans ce livre c’est l’ honnêteté brutale qui nous éloigne des archétypes habituels de ce genre de récit (rédemption ou chute) et nous rapproche d'une certaine révélation, ou du moins d'une part de vérité (William Blake dirait que la voie de l'excès mène à la sagesse).
C’est aussi (peut-être surtout ) l’absence de regard moralisateur.


Par ailleurs, ce roman influencera directement des romans renommés du même genre, tels que le Trainspotting (1993), d’Irving Welsh, popularisé par son adaptation cinématographique par Danny Boyle avec le très très jeune Ewan McGregor.

Notons encore que Lee, soit un double littéraire de l'auteur est aussi le narrateur de son roman suivant "Queer", écrit dans la foulée mais publié seulement en 1985 !
Cependant entre les deux ouvrages un drame a eu lieu : à l'instar du protagoniste, Burroughs s'enfuit au Mexique. Là-bas, il joue à Guillaume Tell avec sa femme et pose une pomme sur sa tête. Il prend un pistolet et tire. Le coup, bien sûr, rate sa cible, et Burroughs finit par la tuer.
Dès lors, son écriture marque un tournant : le ton réaliste de ce premier livre est abandonné au profit du délire et de l'expérimentation formelle comme par exemple dans son "le festin nu".
Mais si Burroughs n'était pas encore l'auteur du « Festin nu », ni le grand visionnaire de notre époque, inspirant écrivains, musiciens, peintres et cinéastes, dans cette chronique crue et saisissante de la dépendance, des errances à la recherche de drogues, du besoin impérieux d'une dose, d'une sexualité gay et des relations tout aussi étranges nées de la communion avec les drogues, les fondements de toute son œuvre ultérieure étaient déjà présents.
Je recommande fortement.
"On devient drogué parce qu'on n'a pas de fortes motivations dans une autre direction. La came l'emporte par défaut. J'ai essayé par curiosité. Je me piquais comme ça, quand je touchais. Je me suis retrouvé accroché. La plupart des drogués à qui j'ai parlé m'ont fait part d'une expérience semblable. Ils ne s'étaient pas mis à employer des drogues pour une raison dont ils pussent se souvenir. Ils se piquaient comme ça, jusqu'à ce qu'ils accrochent. On ne décide pas d'être drogué. Un matin, on se réveille malade et on est drogué."

Henri Mesquida pour le groupe Facebook "cinéma et littérature gay"


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