John Rechy : Numbers



Ce récit d’une déchéance, condensé en dix jours, décrit, sans apologie ni sentimentalisme, le trajet existentiel d’un personnage le temps d’une sorte d’odyssée sexuelle.
Johnny Rio, ex-prostitué, rentre à Los Angeles après trois années d’absence et d’abstinence. Les souvenirs d’une vie passée dans les mêmes lieux (cinéma, plage, parcs) sont prétextes à faire de nouvelles rencontres homosexuelles, comme si s’était substituée à l’argent la compulsion de séduction. Mu par un narcissisme exacerbé, peu à peu envahi par une peur insidieuse, le héros, sorte de Dorian Gray des temps modernes, est submergé par une angoisse existentielle que seule parvient à repousser, quelques instants seulement, une brève relation sexuelle, anonyme. La folie qui semble emporter le personnage et l’entraîne à sa perte prend la forme d’un jeu aux règles mal établies et fluctuantes (il s’agit de séduire le plus d’hommes possible dans le moins de temps possible).
L’ambiguïté de ce macho rongé par la culpabilité chrétienne, qui ne se définit pas comme homosexuel et dont l’homophobie larvée ne semble contrecarrée que par le culte qu’il voue à sa personne, est l’un des aspects les plus originaux du livre. Adorateur de son propre corps, dont la beauté est menacée par le temps, Johnny ne supporte nulle concurrence dans le vaste marché du sexe où il rôde constamment, cherchant à être l’éternel objet du désir, et refusant avec une sorte d’autorité virile toute forme de passivité.
Le parcours de ce personnage prend la forme d’un destin tragique ; un fatum sombre, ambigu traverse le roman.

Comme dans Tricks, de Renaud Camus, l’accumulation et le catalogue tiennent lieu d’échange humain. À l’instar du Démon de Selby, Numbers est le roman d’une compulsion dévorante, impérieuse, frénétique, frôlant parfois le comique ; son écriture abrupte, crue, qui ne verse jamais dans la psychologie, est saisissante par ses remarquables envolées poétiques.

Los Angeles, années 1960. Sexualité débridée, désir refoulé et obsession comptable, dans l'arène de Griffith Park.

Numbers de John Rechy est un roman marquant. Car on peut y retourner souvent, relire des passages, et s’approprier d’autres degrés de lecture.
De prime abord, c’est l’histoire d’un homme et de ses aventures homosexuelles.
Puis ça devient l’histoire de l’homosexualité dans l’Amérique des années 60, juste avant la libération sexuelle. Ces relations sont encore cachées, encore clandestines, encore honteuses. La ville a pris le partie de les interdire, faisant circuler des policiers sous couverture dans les parcs ou les cinémas où les hommes se rencontrent. Plus radicalement encore, en trouvant des solutions d’urbanisme pour éradiquer ces lieux de rendez-vous.
Puis cela devient le récit d’une course contre le temps qui passe, une course évidemment perdue d’avance. Certains clins d’œil et indices prêtent à sourire : Johnny Rio se contemple régulièrement dans un miroir, à la recherche d’un changement – même infime – dans le reflet qui lui fait face. Un Dorian Gray californien. Croisant régulièrement la route d’un étrange Benjamin Button, un homme au volant d’une voiture de sport rouge qui semble rajeunir à chaque passage.

Et au-delà de tout cela, une poésie sublime, sous la plume d’un véritable écrivain. Numbers commence par une explosion de couleurs : les lumières sont jaune, arc-en-ciel, le sud est violet bleu doré. Puis les ruelles sont grises, et le Nuage qui recouvre LA semble ternir l’ensemble. Et enfin, les lieux de rencontre sont dans l’obscurité, les balcons sombres des salles de cinéma, les cavernes des parcs autrefois luxuriants, les coins de nuit noire pour des ébats rapides sans jouissance.

John Rechy est un écrivain majeur aux États-Unis, père et point de départ d’une littérature homosexuelle connue et reconnue de l’autre côté de l’Atlantique. En France, Gallimard avait eu l’audace de publier dans les années 60 Cité de la nuit, son premier roman, autobiographique, sur les déambulations d’un prostitué homosexuel entre New York et la Nouvelle Orléans. Malheureusement, ce livre est aujourd’hui introuvable et il n’existait plus le moindre roman de Rechy traduit en français.

Nous devons la résurrection de la voix de John Rechy aux éditions Laurence Viallet, elles-mêmes en voie de résurrection. C’est heureux car nous avons plus que jamais besoin du reflet éblouissant de la poésie en couleurs et des contre-allées aventureuses. 
(Du blog : Un dernier livre avant la fin du monde)

Extrait : "Il faisait encore noir quand il s'est réveillé, en sursaut, persuadé d'être dans le parc au beau milieu de la nuit.... Il s'est levé, a allumé la lampe - pour se rassurer. Dans la nuit hallucinée le parc avait l'apparence d'un cimetière, les buissons figuraient des tombes. Je n'y retournerai pas ! Au matin, il savait qu'il irait."

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