Patrick Grainville : Trio des ardents. 2023

Coup de cœur. Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut surtout son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances. À travers Isabel, son foyer magnétique et sa liberté fracassante, on assiste à une confrontation (amicale) entre deux géants de la figuration, Bacon et Giacometti. Au moment même où triomphe l’abstraction dont ils se détournent avec une audace quasi héroïque. Bacon, scandaleux, spectaculaire, carnassier, soulevé par une exubérance vitale irrésistible mais d’une lucidité noire sur la cruauté et sur la mort. Giacometti, poursuivant sa quête d’une ressemblance impossible, travailleur obsessionnel jusqu’à l’épuisement. Chez Isabel, la mélancolie alterne avec l’ivresse vagabonde. Des années 30 à la fin du siècle, telle est la destinée de ce trio passionné, d’une extravagance inédite, partageant une révolution esthétique radicale et une complicité bouleversante. Un tableau se donne à voir immédiatement, n’ayant ni début ni fin pour le regardeur. Tout est là, livré au premier regard, quand bien même on ne le distinguerait que peu à peu. Patrick Grainville, qui fut très jeune Prix Goncourt avec Les Flamboyants (Seuil, 1976), fait partie des nombreux écrivains qu’aura fascinés ce pouvoir de la peinture quand l’écriture, au contraire, voue à combattre la linéarité des phrases pour échapper à la platitude des mots enchaînés l’un derrière l’autre. Evidemment, et de même que le peintre cherche la profondeur et le mouvement en travaillant la surface statique dont il dispose, il y a mille façons d’échapper à la linéarité de la ­langue. "blog En attendant Nadeau" D'ailleurs l'écriture de cette triple biographie romancée en est un parfait exemple. L'écriture est superbe, concise ,élégante, gourmande, ciselé... Il y a bien longtemps que n'est pas été aussi séduit par la découverte d'un style. Grainville parle souvent des peintre dans ces romans (celui-ci est le premier que je lis de cet auteur), Picasso ou Monet par exemple. Ici, nul héros, nous plongeons dans l’histoire en quelque sorte nous-mêmes. « C’est Lui, c’est nous, c’est l’homme même. C’est moi, le héros banal. Le centre de l’homme fléchi, son axe vital en pente. Homme qui marche. » Le narrateur, qui se reconnait dans l’homme sans qualités figuré par Giacometti, déshéroïsé, aura les coudées franches pour désincarcérer la femme-muse, Isabel Rawsthorne, devenue un peintre reconnu, du fatras d’influences et de rapports amoureux qu’elle a pu entretenir avec deux monstres sacrés de la peinture, Alberto Giacometti et Francis Bacon. (blog : en attndant Nadeau" Détacher la vie de ces artistes de leur peinture n’est pas le but de Patrick Grainville, au contraire, il aime cette confusion : si le moi personnel est distinct du moi social, le moi artiste, selon Grainville, serait une magnifique mayonnaise de tout ça : la vie personnelle, les amours, l’obsession de l’art, plus un quelque chose d’indéfinissable, qu’Yves Bonnefoy, écrivant sur Giacometti, appelle le frémissement de l’Être, et qu’en cuisine on appelle le liant. Il en profite pour faire parler ses trois artistes d'autres gloires de leur époque qu'ils ont fréquentés : Picasso, Sartre (particulièrement éreinté ici)? Duras,Leiris, Bataille, Deleuze (oui il est beaucoup question de philosophes et de philosophie dans ce texte) avec des anecdotes souvent très drôles. La peinture figurative, dont Bacon et Giacometti sont deux ultimes représentants, agoniserait pour quantité de raisons. Faut-il imaginer que les concepts interprétatifs sont comme une meute lâchée sur les motifs, les sujets, et qu’ils sont coupables de cette mort de la peinture ? Le roman de Grainville le suggère, mais le danger est ailleurs. : extrait : « Giacometti déclare à Yanaihara que l’âge de la peinture est bel et bien fini. Matisse lui a dit la même chose avant de mourir. Bonnard disait la même chose, en 1935. C’est une histoire de haine. Haine de l’art, haine officielle, haine d’État. Courbet l’a proclamé. Besoin de niveler les œuvres dans un dépotoir de gadgets. Tout le monde est artiste. Les profs l’enseignent, les dames patronnesses et les dames pipi : votre caca est une œuvre d’art. » Pour l’auteur, le rapport entre l’art et l’Histoire ne passe pas forcément par la conscience, il passe par les corps, les pulsions, les sensations. Patrick Grainville cherche à restituer l’étrange étrangeté des grands chefs-d’œuvre du XXe siècle. On passe d'une période à une autre par accrocs voulus (de 1930 à la fin du XX siècle avec pas mal d'évènements dont parlent les protagonistes (le Blitz, Staline, le communisme, Mao, la guerre du Vietnam, kennedy, la première guerre du golfe…). J'attendais de voir tout particulièrement ce que Grainville allé faire avec Bacon et s'il allé traité intelligemment de son homosexualité d'ogre... Il le traite le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut en grand dandy apocalyptique avec maestria et sans rien omettre. Par exemple les scènes fondatrices : Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». 'extrait du roman) Voilà le déclic. plus loin à propos d'une de ces œuvre les plus célèbres : Trois Études pour figures à la base d’une Crucifixion en 1944 ,le classique de Bacon, l’icône de la Tate Gallery: ...avec son aspect de Picasso fantastique. Fond orange archétypal. Le long cou bandé, castration, érection, la gueule dévorante. L’obsession de la manducation est là. Le carnage primordial peut recommencer à jamais. Réfugié au sous sol d'un hôtel pendant un bombardement à Londres : "Dans un abri souterrain, un jeune homme est couché auprès de lui. Bacon scrute la poitrine baraquée, battante. À son goût." Sous les secousses, les ébranlements de la tornade de bombes, la valse des bâtiments sapés. Le jeune homme a un regard fiévreux. Il grelotte. Bacon lui tapote les épaules, le console. Une irrépressible envie de baiser dans le chaos. Il baise avec des inconnus dans l’imminence de l’anéantissement. Il navigue à vue dans le dédale d’instants, comme des brèches de sexe et de sang. Et puis Granville nous parle avec détail de ces grands amours. Et c'est parfois désespérant, parfois émouvant, parfois beau. Je n'achète plus de livres depuis longtemps maintenant. J'en offre. Je garde ceux qui pour une raison ou une autre ont marqué ma vie. Exceptionnellement , au goute à goute je m'en offre un ou deux par an. Ce sera le cas de celui-ci. Une seule lecture ne m'a pas suffit. #henrimesquida #cinemaetlitteraturegay

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