Kenn nunn Tijuana straits polar



Les Tijuana Straits, ce sont ces courants violents qui naissent dans la baie de Tijuana, à l’embouchure de la rivière du même nom. Ils modèlent les bancs de sable auxquels la houle vient se heurter pour former les vagues que les surfeurs les plus courageux peuvent venir chevaucher. Les plus courageux, parce que l’eau ici est polluée à tel point qu’elle peut en venir à tuer. C’est là que passe la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Et c’est là aussi, dans la Tijuana river, que viennent échouer les produits chimiques des maquiladoras qui tuent les ouvriers mexicains avant de tuer la terre aux États-Unis et de pourrir enfin l’océan. Ce sont aussi ces courants qui tuent chaque année des dizaines ou des centaines de candidats à l’émigration qui tentent leur chance pour rejoindre l’american dream.

Un roman au souffle incomparable, à la noirceur profonde, à la beauté vénéneuse. Une fois encore les descriptions sont splendides, y compris celles des pires cloaques, et les personnages, principaux comme secondaires, sont inoubliables et viennent vous hanter longtemps après la lecture.
Un roman noir donc, et encore un nouveau chef-d’œuvre de Kem Nunn, mêlant nature sauvage et dénonciation d’un système qui broie. Les hommes, la terre, la mer. Et transforme peu à peu, inéluctablement, le paradis en enfer et les hommes en démons.
Nunn s’intéresse une nouvelle fois au surf tout en s’attachant, ici, à donner une dimension plus engagée, au bon sens du terme, à son roman.

L’action se déroule à la frontière entre la Californie et le Mexique. Juste en face de Tijuana en fait.
Sam Fahey, que certains surnomment la Mouette, en référence à un lointain passé de grand espoir du surf, mène une vie de quasi-ermite désormais. Occupé à faire fructifier une ferme vermicole, il gagne quelques dollars supplémentaires en effectuant de petites tâches comme pourchasser des chiens redevenus sauvages et dangereux. Alors qu’il est sur la piste de trois molosses, il découvre une jeune femme d’origine mexicaine, blessée, épuisée et visiblement apeurée. Magdalena, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, vient d’échapper à un enlèvement, voire pire, de l’autre côté de la frontière. Paniquée, elle s’est jetée à l’eau en espérant semer ses ravisseurs et rejoindre l’autre côté de la barrière qui symbolise autant qu’elle matérialise la frontière mexicano- étatsunienne. Fahey la recueille, la transporte chez lui et la soigne. Magdalena, qui parle un anglais impeccable, lui raconte alors son histoire et lui confie ses soupçons quant à l’identité de ses poursuivants : Comme elle seconde une avocate qui entend bien faire cesser les activités dangereuses et polluantes d’usines situées dans la région de Tijuana, elle est persuadée qu’il s’agit d’individus embauchés par ces industriels peu scrupuleux qui en veulent à sa vie.

Armando, lui, est encore un jeune homme. Ancien espoir de la boxe, il est devenu un véritable camé qui règle ses comptes de manière expéditive et définitive avec tous ceux qui se mettent sur son chemin ou qui, simplement, serait susceptible de s’y trouver un jour. Lui aussi connaît l’univers des maquiladoras, ces usines implantées dans les zones frontalières et bénéficiant d’avantages énormes pour des investisseurs américains bien peu regardants sur les droits sociaux comme les conditions de travail. Il les connaît car il y a non seulement travaillé mais un drame personnel et terrible l’a jeté vers une délinquance radicale. Armando en veut aussi aux femmes de la Casa de la Mujer, sorte de refuge pour épouses maltraitées ou jeunes filles menacées de prostitution. Il est, effet, certain qu’elles sont responsables du départ de Reina, sa femme, et de son avortement…
Voici donc les trois personnages de Tijuana Straits qui, au même titre que le surf et les descriptions d’une région frontalière atypique, emplissent ce roman de Kem Nunn.
Habile dans la mise en place de son intrigue, l’auteur californien l’est tout autant lorsqu’il s’agit de donner vie à chacune de ces figures qui si, roman noir oblige, présentent des zones d’ombre ou de douleurs bien réelles ou profondes n’en demeurent pas moins plausibles et souvent très cohérentes dans leurs actions ou démarches. Fahey, lui, a rompu avec son passé ou plutôt ses passés. Le bon comme le mauvais. Quant à Armando, s’il se montre violent à souhait et totalement pris dans une forme de folie quasi-mystique, il est vu, à la fois, comme une victime et un bourreau. Magdalena, pour finir, a bien des comptes à régler des deux côtés de la frontière balance souvent entre la tentation de vivre pour elle et cette mission que son sens moral lui impose d’accomplir. Et il en va de même pour les personnages secondaires.

Kem Nunn, grand connaisseur comme pratiquant de surf, nous délivre ici, non pas une leçon purement technique de ce sport mais bien un regard qui s’attache plus à son esprit. Une philosophie pour ainsi dire, comme Don Winslow nous l’avait transmise avec la Patrouille de l’aube. Mais là où ce dernier, par une écriture plus nerveuse et directe, allait droit au but sur le sujet, Nunn s’accorde plus de temps, digresse et va au fond des choses de manière bien moins prosaïque. Il ne s’agit pas de comparer pour évaluer : les deux formes narratives, bien que radicalement autres, se valent.
En outre, Kem Nunn semble connaître parfaitement la réalité socio-économique de la Frontière : il évoque, pèle-mêle, les enfants morts des conséquences de la pollution des eaux comme de l’air, la vie de ces gens que les puissants, Mexicains ou Etats-Uniens, ne voient que comme quantité négligeable, les assassinats des ouvrières pauvres, les travailleurs shootés par les solvants à leur poste de travail, la dure aventure des clandestins qui risquent bien pire que d’être repris par la Police des Frontières californiennes. La liste pourrait être longue tant les aspects sociaux ou sociétaux que le roman aborde sont pléthores. Il est à noter, sur ce point, que c’est là que Nunn se montre bien plus direct justement. Comme si le lyrisme ne pouvait pas traduire cette réalité.
Ancré dans une réalité particulière, dans ses pires aspects comme dans ses plus envoûtants, Tijuana Straits touche pourtant à la globalité quand il aborde les dérives de cet ultra-libéralisme qui ne gangrène pas uniquement la Frontière et pose des questions universelles ayant trait à la responsabilité individuelle, le rachat, voire même à la possibilité de s’oublier, ou d’oublier le monde, dans le sentiment amoureux.
On l’aura compris : on ne saurait trop vous conseiller de vous précipiter sur un roman qui, selon nous, ne tient peut-être pas du chef d’oeuvre – les passages où les phrases s’allongent jusqu’à occuper un paragraphe entier nous ayant laissé de marbre, certaines descriptions de la nature ne nous ayant guère touché- mais du grand oeuvre.
Vous ne refermerez pas ce livre ragaillardis, malgré le vent du large qui y souffle souvent, mais n’aurez pas perdu votre temps…

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