Juan Goytisolo : Chasse gardée (Coto vedado). 1985.
I : Le synopsis et mon point de vue sur le livre.
Chasse gardée, premier texte autobiographique de Juan Goytisolo (il
sera suivi de « Les royaumes déchirés, 1986), nous mène d'une enfance
assombrie par la guerre civile jusqu'à la révolte de l'adolescent contre
son milieu, la bourgeoisie de Barcelone, franquiste et sclérosée, dont
l'auteur ne se libère que dans ses échappées vers le sud désertique et
brûlé de l'Espagne, puis en s'exilant à Paris.
Écrit
avec une rigueur transparente, ce texte commémoratif constitue, en
somme, non seulement un témoignage précieux et une évaluation d’une
époque marquée par la guerre civile et la dictature, mais aussi une
réflexion lucide sur l’existence.
Cette
autobiographie de Goytisolo le grand auteur espagnol, est une des
meilleures que j'ai lues tout pays confondu. Sa manière d'expliquer
comment la vie (époque de la guerre civile espagnole et de la première
partie de l'époque franquiste) a défini sa vie (son passage de la vie
bourgeoise catalane a son choix de l'opposition, la découverte de son
goût pour les hommes qui l'éloigne du communisme ...) est
exceptionnellement bien rendue.
Cette
autobiographie regorge de noms, de dates et d’événements non seulement
espagnols, mais aussi mondiaux, comme la guerre civile espagnole et la
révolution cubaine, qui façonneront le caractère et la conscience de son
auteur.
C’est
le récit de la solitude d'un jeune homme quasi homosexuel dans
l'Espagne des années 1950. Certaines scènes sont racontées avec une
telle crudité et une telle clarté qu'à les lire aujourd'hui, on aurait
envie de les confier à un cinéaste. À André Téchiné, par exemple.
II : Pour ceux qui veulent aller plus loin : Honte et fierté dans l’œuvre autobiographique de Goytisolo.
(Chasse
gardée et les royaumes déchirés). Je tire ces quelques réflexions de «
Gay Shame – Gay Pride in lgbtiq+ Criticism and in the Autobiographies of
Juan Goytisolo » de Dieter Ingenschay .
Concernant
son statut d'homosexuel marié à une femme fascinante (qu'il dévoile
notamment dans le deuxième volume) Goytisolo dit « Un aveu plus précoce
de mon homosexualité refoulée et une totale honnêteté avec Monique à ce
sujet auraient pu éviter la tension et la crise dans lesquelles j'ai
vécu avec elle pendant quatre ans » et ce n'est là qu'une des nombreuses
réflexions entourant son coming-out out problématique.
Un élément déterminant est le harcèlement sexuel exercé par le grand-père
maternel, Ricardo qui lui fait de avances ce qui déclenche le récit
autobiographique et mémorialiste du livre. Après que Juan en ait parlé à
son frère José Agustín, qui à son tour en a parlé à ses parents, les
grands-parents sont expulsés de la maison et déménagent dans la même
rue.
Goytisolo lui-même décrit la situation en ces termes :
« Sans chercher à dissimuler la haine qu'il nourrissait envers son beau-père, [mon père] expliqua que ce vice infâme était un péché contre-nature et avait déjà ruiné sa prometteuse carrière. Comme je l'appris alors, avant la guerre, mon grand-père occupait un poste très important au conseil provincial jusqu'au jour où il fut surpris en train de toucher un garçon de la famille dans un bain public de Saint-Sébastien. La population voulut le lyncher [...]. Ils l'emmenèrent menotté en prison, comme un criminel, et lorsque nous allâmes le voir avec ma grand-mère et ta pauvre mère, ils pleurèrent de honte tandis qu'il gardait le silence et ne cherchait même pas à s'excuser.
Je précise que je n’ai pas le texte en français , c’est moi qui traduit du mieux que je peux…
Apparemment, il s'agit ici d'une honte produite par l'homophobie sociale,
typique de la société espagnole traditionnelle et catholique de
l'époque franquiste. C'est ainsi que l'auteur la décrit lorsqu'il
attribue cette honte à un « vice condamné par la religion à laquelle [la famille] croyait et par la société qui l'entourait ».
Jeune homme, Goytisolo lui-même a subi ce que l'on pourrait appeler un chantage religieux : « L'idée du péché – du péché mortel, avec ses conséquences horribles – m'a torturé pendant plusieurs années ».
Face
au traumatisme familial décrit par Goytisolo, le garçon a commencé à
ressentir une certaine solidarité avec son grand-père marginalisé, à
prendre conscience de sa « condition naturelle de paria ».
Là encore, il s'agit d'un terme qui relève de la vie sociale et
publique, et non de la psychologie « interne » ou personnelle.
Plus
obstinément que d'autres auteurs de sa génération, Goytisolo mettra des
années à tirer des sentiments positifs de son homosexualité.
Durant
une grande partie de sa vie (et de ses mémoires), il semble demeurer
dans un état schizophrénique, tiraillé entre deux expériences
personnelles intimes, deux états de bonheur en contradiction apparente:
« Je me suis retrouvé dans la situation antinomique de vivre une relation émotionnelle intense avec Monique et de découvrir un bonheur physique jusque-là inconnu avec un maçon marocain immigré temporairement en France » .
Lorsqu'il a publié Chasse Gardée, Goytisolo avait déjà 54 ans et Franco était mort depuis dix ans.
Les aspects sociaux et performatifs de la honte suscitée par ce vice « contre nature », ont compliqué la tâche de Goytisolo pour développer une attitude positive envers son homosexualité, et encore moins envers le mouvement gay naissant. Il se refusait à parler d« écriture gay » ou à être classé comme auteur gay.
Goytisolo
s'est moqué des études gays dans son roman Carajicomedia (2000, non
traduit), où un professeur d'Oxford semble remarquer que la
représentation littéraire de l'homosexualité par un certain romancier
est trop « molle". Ses personnages manquent de la conscience et de la
fierté du militant d'aujourd'hui ; ils ne transmettent pas d'options
politiques radicales au lecteur gay, ni ne l'incitent à défendre ses
droits ». Il avait une conception de soi trop individualiste pour
revendiquer une quelconque identité gay.
Cependant
j’ajouterai que, si la persistance de sa socialisation catholique ne
permet pas à Goytisolo de traiter son traumatisme dans ses écrits
autobiographiques, il arrive à le faire dans ses romans
auto-fictionnels, à travers la mise en scène festive de rites sacrés,
parfois explicitement catholiques, et leur réinterprétation sous le
signe d'une esthétique exubérante, gaie, dissidente et, surtout, anti-bourgeoise.
Dans ces cas-là, en se présentant comme un personnage fictif de son
récit, Juan Goytisolo semble plaisanter, se parodier et se ridiculiser,
mais sous cette autodérision se dégage un arrière-goût
d'autosatisfaction, l'auteur étant convaincu que son œuvre transmet des
messages dérangeants pour l'ordre bourgeois.
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