Benoît Duteurtre Ballets roses roman






C'est un tableau passionnant de la France à la fin des années cinquante . Avec son Paris en noir et blanc et ses ambiances de tontons flingueurs. On découvre la fin de la quatrième république, à travers un homme - André Le Troquer, président de l'Assemblée nationale, entraîné dans l'affaire des ballets roses, avec des filles bien trop jeunes pour lui. La description de cette affaire de moeurs est précise et très vivante. Duteurtre n'est jamais manichéen : il n'y a pas de bons ni de méchants, mais des personnages qui racontent une époque, toute proche et cependant très différente de la notre. Comme une plongée dans notre passé.
RÉSUMÉ DU LIVRE

'"Pourquoi donc, quand on m'a proposé d'écrire sur un fait divers, ai-je spontanément pensé à l'affaire des 'Ballets roses', scandale presque oublié des années 1959-1960 ? Trois raisons au moins : D'abord parce que je suis impressionné, parfois choqué, par l'irritabilité avec laquelle les affaires de moeurs se déchaînent dans l'opinion, mêlant faits et fantasmes, excitation collective et réprobation (Outreau en a donné l'exemple spectaculaire). Ensuite parce que les 'Ballets roses' ont pour toile de fond la fin de la IVe République et le retour du général de Gaulle dont l'un desacteurs fut mon arrière-grand-père, René Coty. Après lesPieds dans l'eau, ce mélange d'histoire familiale et d'histoiretout court ne manquait pas d'attraits pour le romancier. Enfinj'ai trouvé l'occasion d'évoquer ces années cinquante, à la fois proches et lointaines : une France presque disparue avec ses modes et ses chapeaux, ses voyous et ses honnêtes gens qui pourraient former le décor d'un film en noiret blanc. Le sujet principal reste évidemment l'affaire : comment un groupe de jeunes filles mineures, recrutées par un pseudo-policier, allait servir aux plaisirs d'une bande de commerçants, d'hommes d'affaires, et surtout du président de l'Assemblée nationale André Le Troquer. La personnalité de ce dernier m'a particulièrement intéressé : parce que sonhistoire comporte des épisodes plus glorieux, notamment dans la Résistance ; parce qu'il eut toute sa vie l'amour des starlettes, avant qu'un péché de vieillesse ne l'entraîne dans cette chute calamiteuse. Ce feuilleton policier suit plusieurs lignes : historique, politique, psychologique, personnelle. Il reste près des faits, sans extrapoler, mais en tâchant de retrouver la vérité d'un moment perdu.'" B.D.

et voici l'excellente critique de nos amis de yagg magazine :

Pour les historiens, André le Troquer (1884-1963) est un homme politique «de caractère». Issu d’un milieu populaire –sa mère est femme de ménage et fille mère–, il devient avocat, perd un bras en 14-18, est élu député en 1936. Il a le grand courage pendant l’Occupation d'oser défendre Blum pendant le simulacre de procès que Vichy organise, puis il rejoindra la résistance en se ralliant peu ou prou à de Gaulle. Après la Libération, où il retrouve les socialistes, il est plusieurs fois président du Conseil : un personnage clef de la quatrième République, au centre de «l’affaire des ballets roses» un fait divers de la fin des années cinquante qui évoque des notables abusant de jeunes filles mineures protégés par leur honorabilité.

L'ŒUVRE D'UN GAY ETHNOLOGUE
Ballets roses est une commande qui a permis à Benoît Duteurtre de se plonger dans cette affaire. À force d’interviewer les vieilles chanteuses, pour France Musiques notamment, n’est-il pas comme chez lui dans cette époque où la télévision balbutiait en noir et blanc avec une seule chaîne ? On peut aussi lire ce livre comme une œuvre d’un gay ethnologue : «Comme ils sont bizarres nos amis hétérosexuels!». Très vite, on sent que Duteurtre s’entiche des personnages hauts en couleur qu’il rencontre en compulsant les archives: la compagne d’André le Troquer, la comtesse de Pinajeff, n’est en rien une aristocrate russe mais une ancienne actrice du cinéma allemand d’origine russe reconvertie en comtesse peintre après la guerre (après avoir été la maîtresse d’un officier de la Wermacht).

Après le Troquer, le personnage clef c’est Jean Merlu que notre enquêteur finit par rencontrer dans un restaurant échangiste… Il n’est plus que l’ombre du beau et jeune gars de 1958 qui «tombait» les jeunes filles pour les rabattre vers des hommes plus âgés et plus nantis, mêlant les promesses («c’est bon pour ta carrière», aux menaces. Faux-vrai-flic (ou le contraire), il exhibe un revolver dissuasif si elles regimbent…

Dieu qu’elles sont godiches, les jeunes proies, en cette époque où la majorité était à vingt et un ans et où des amours avec une jeune personne de vingt ans pouvait vous amener sous les verrous. La plus jeune a quatorze ans, mais on est sûr en lisant Duteurtre qu’elle était déjà dotée de charmes capiteux. Certaines rêvaient d’être actrice de théâtre, d'autres danseuse, certains parents étaient flattées qu’elles partagent la loge du président du Conseil à l’Opéra. On n'est plus dans le Paris de Balzac où les Messieurs titrés «protègent» les petits rats impubères de l’Opéra, mais pas si loin. Première alerte. Josette M, mineure en fugue de seize ans, arrêtée par la police, raconte des soirées où on lui fait boire du champagne pour la pousser à s’exhiber devant des « Messieurs ». L’officier principal de police judiciaire André Gaillard classe l’affaire en mettant le doute sur le récit de la jeune fille (en fait il en profitait à ses heures). Mais plusieurs parents portent plainte à leur tour. Le faux-vrai-flic tombe. Des coiffeurs célèbres, des industriels…des policiers encore… Et peu à peu, on remonte jusqu’à l’ex-président du Conseil…

Cette affaire n’est pas complètement étrangère à la famille Duteurtre : son arrière grand-mère a été peinte par la comtesse de Pinajeff. Son arrière grand père, c’est le bon président Coty. Parce que derrière la petite histoire il y a la grande, la France qui bascule d’une république parlementaire à une république présidentielle, l’arrivée au pouvoir de de Gaulle, qui commence par chanter «la France de Dunkerque à Tamanrasset» et finit par mettre fin à cette affreuse guerre coloniale. Quand le mécanisme se déclenche contre le Troquer, ce dernier n’est plus l’homme le plus puissant de France. Pire: il a osé se mettre sur les brisées du Général. Le Troquer écopa d’un an de prison avec sursis et d’une amende. Sa carrière politique brisée, il mourra un an et demi après la publication d’un livre d’auto-justification (dont les bonnes feuilles parurent dans le quotidien d'extrême-droite Minute, c’est dire son isolement).

DE BRIC ET DE BROC
Ce livre est composé de bric et de broc. Enquête, souvenirs familiaux, cours d’histoire, déductions, digressions sur «le détournement de mineur» d’alors et la «chasse aux pédophiles» d’aujourd’hui, sur la joie du populo de voir un notable soudain marqué d’infamie. À certains moments, ça patine. À d’autres, ça pétille. Mais il y a des passages ahurissants: la citation d’un rapport de police enregistrant la description faite par une jeune fille d’un après-midi récréatif de Monsieur le président du Conseil : «Les jeunes filles s’étaient placées sur le lit à la demande de Merlu, la dame Pinajeff et le Troquer se livrèrent à des attouchements sur Francine, avec laquelle Merlu eut ensuite des rapports sexuels en présence des deux autres». Ce ton de bureaucrate pour décrire une petite orgie bourgeoise avec toujours la présence de l’homosexualité féminine –souvent feinte– dans la sexualité patriarcale, est ahurissant, puisque Duteurtre a ses entrées aux archives policières. Benoît, vous devriez vous atteler à une anthologie « l’amour raconté par les flics », pardon « par Messieurs les policiers ». Il est si poli, l’ethno-Benoît qui relève quand même dans des confidences, que pour son malheureux héros, l’amour, c’était au moins une fois par jour. Ces hétéros!


« Mon but n’est pas d’accabler les protagonistes mais de ranimer un moment de l’histoire », écrit Benoît Duteurtre. C’est bien dans l’enchantement de l’histoire qu’il nous remmène, dans cette France en noir et blanc qu’il affectionne particulièrement, lui, l’arrière petit fils du Président René Coty.

Le 28 avril 1960 s’ouvre à la 15ème Chambre du Tribunal de la Seine le procès dit des « ballets roses ». Des vingt trois inculpés, le chroniqueur judiciaire René Héricotte écrit : « un invraisemblable cocktail : un coiffeur à la mode, deux ou trois restaurateurs, une demi-douzaine d’hommes d’affaires, deux policiers égarés, des commerçant ayant pignon sur rue… » A dire vrai, c’est le procès de trois personnes ou plutôt de trois personnages.
Jean Merlu qui se dit ancien de la DST alors qu’il n’avait été que le chauffeur d’un des directeurs ;  Elisabeth Pinajeff, ex starlette de cinéma (elle a tourné une trentaine de films) qui se dit « comtesse » et artiste peintre ; enfin, André le Troquer, 74 ans, ancien Président de l’Assemblée nationale, gaulliste de la première heure, socialiste de toujours, grand client des maisons closes qui fermeront par la loi Marthe Richard votée sous sa présidence…
Ils sont accusés d’avoir organisé des soirées coquines avec des filles mineures (quatorze-quinze ans… !) aux frais de la république, au Butard (édifice pour les bacchanales de Louis XV), résidence affectée au Président de l’Assemblée nationale. Georges Gherra, journaliste à France-Soir, trouve l’expression Ballets roses pour suivre ses reportages sur l’affaire. Le mot fait fantasmer : ballet, c’est joli ; rose, c’est ravissant. Les deux mots collés donnent le frisson : frisson coquin dans l’imaginaire de la populace ; frisson d’effroi aussi.

L’affaire est importante : le deuxième personnage de l’Etat est inculpé. Et l’homme a sa réputation : « Du théâtre parlementaire aux coulisses de l’opéra, il n’y a qu’un pas. Sous son chapeau, sa moustache de Français moyen et son éternel nœud papillon, le troquer éprouve une véritable fascination pour les actrices ».
Que s’est-il passé ? En même temps que le Troquer perdait de son crédit politique face au général de gaulle, il reçut Jean Merlu chez lui, rue d’Assas et au Butard. Merlu était accompagnée de jeunes filles de quatorze à dix-huit ans qui étaient ses maîtresses et qu’il emmenait prendre le thé chez le Président. En réalité, elles y buvaient du whisky et, partiellement éméchées acceptaient d’être dévêtues par la « comtesse », caressées et regardées. Le Troquer a alors 70 ans !
Toute la France se passionne et lit avidement les papiers qui font vendre la presse. Au milieu des sensations analysées et décryptées dans les journaux, François Mauriac cherche à comprendre. « Il veut mettre en garde contre ces fleurs empoisonnée de l’imagination quand elles tournent à l’obsession, et quand elles veulent à tous prix se transformer en actes », commente Duteurtre. « Ce trouble déraisonnable de la conscience doit être contenu pour ne pas entraîner toutes sortes de complications sociales fâcheuses ».

Affaire de mœurs ou affaire d’Etat ? Dans ces années, Nabokov publie Lolita. Duteurtre analyse : « Si la pédophilie au sens strict suscite un dégoût assez général, l’adolescence est par nature un pôle de fixation ambigu de la libido. Elle impose son imagerie omniprésente dans la société contemporaine avec ses lolitas, ses éphèbes, ses modèles pornographiques qui doivent paraître tout juste l’âge autorisé, comme si leur public restait fasciné par cette limite fragile ».
Une affaire de mœurs qui au regard du procès d’Outreau ou de l’affaire de Toulouse qui visait scandaleusement Dominique Baudis sera jugée avec retenue. Aujourd’hui, le climat émotionnel autour de ce type d’affaire peut faire perdre le sens d’un juge, d’un juge d’instruction, des enquêteurs ; on l’a vu. Les ballets roses ne seraient plus qualifiés d’ « incitations à la débauche » mais de viols collectifs.
Les attendus du procès reprochent aux familles leur légèreté. Ce n’est pas seulement le procès d’une « bande d’adultes pervers mais celui d’une jeunesse moralement inconsciente, guidée par la seule quête du plaisir » (sic) André le Troquer écopera d’un an de prison avec sursis, la cour ne voulant pas l’humilier davantage… En appel, le Tribunal réduira même le montant des dommages et intérêts accordés aux familles, en raison de « leur aveuglement et leur défaut de surveillance ».

Une affaire d’Etat, alors ? Pour André le Troquer, le rôle du général de Gaulle dans ses déboires judiciaires ne faisait aucun doute. Jean Merlu était-il vraiment un agent de la DST ? Lui qu’on verra saluer Charles Pasqua en 1995 ? « La police secrète l’aurait utilisé comme un agent, en misant sur sa facilité à nouer des relations ». Qui est vraiment Merlu ? Benoît Duteurtre le rencontre, l’interroge. L’homme parle trop pour ne rien dire de précis… Le Troquer (beau-père d’Edgar Pisani, ministre sous Mitterrand) est une haute figure : blessé au bras droit à la guerre, proche de Jaurès et de Léon Blum, ayant rallié de Gaulle à Londres, député du XIIème arrondissement de Paris, proche de René Coty qui le reçoit dans une égale courtoisie… Ce livre en brosse la carrière et exprime aussi la capacité d’un homme parti de rien à gravir peu à peu les échelons de la République.

Duteurtre agit en historien (les passages sur ses recherches aux Archives sont savoureuses « où « le passé semble exister physiquement »), en enquêteur (il pose à plat tous les éléments) et surtout en écrivain. Avec ce regard bienveillant qu’il ne cesse de développer au fur et à mesure de ses livres, il visite l’histoire en noire et blanc, celle dont il est issu par son histoire familiale. « L’injustice, écrit-il, serait de réduire André le Troquer à ce scandale ». Livre d’enquête, livre aussi de moraliste qui invite à cet autre regard sur les faits et les hommes pour n’avoir pas à les figer dans des jugements hâtifs : « si je soulève des pages refermées, parfois graveleuses, mon seul but est de ranimer les protagonistes dans leur complexité, de les rendre plus vivants –et plus intéressants- que les traits sommaires conservés par la mémoire politique ou judiciaire ». C’est pleinement réussi.

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