Enrique Villa Matas : un air de Dylan





Voici un sacré bouquin, léger, tout en finesse, humour élégant et références, en particulier au cinéma hollywoodien, à Bob Dylan, à Hamlet.

Le roman commence lors d’un incroyable colloque sur le thème de l’échec. Un jeune intervenant lit une nouvelle qui raconte les six jours qu’il a vécus après la mort de son père, écrivain célèbre, peut-être assassiné. Il espère faire une démonstration magistrale en s’infligeant à lui-même un échec exemplaire s’il arrivait à faire fuir tout l’auditoire! En effet, il travaille à ses « Archives de l’échec ».

Vilnius (c’est son nom) est un partisan d’Oblomov, il ne fait rien de sa vie, et « représente l’indifférent au monde par excellence ».

Une phrase d’un film de Frank Borzage – « Trois camarades » – l’obsède ; c’est pour lui une « phrase moteur », un «instrument parfait pour tout explorer » : «Quand la nuit tombe, on a toujours besoin de quelqu’un »… Est-elle de Fitzgerald ou d’un des sept autres coscénaristes? Mais elle pourrait tellement et aussi bien être de lui… Pour tenter de le découvrir, il va faire des recherches, des rencontres, guidé, mené par cette quête.

C’est sans compter par ailleurs sur l’infiltration inopinée et envahissante du père qui lui communique ses propres souvenirs. Le père était odieux, la mère est monstrueuse, un vrai personnage qu’on imagine joué par Bette Davis ou Joan Crawford. Vilnius est une sorte de Hamlet barcelonais, imprégné par l’inquiétante trame du drame shakespearien, avec un père assassiné et des jeux de pouvoir, haine, amour, autour.

Enfin, physiquement, Vilnius ressemble à Bob Dylan et, il y a toute une réflexion sur toutes les vies qu’on peut avoir en une seule, les différents aspects qu’un être peut revêtir: le film « I’m not there, les vies de Bob Dylan », montrait cela aussi, avec une succession d’acteurs différents pour incarner le chanteur, comme une métaphore de notre société actuelle.

Et puis il y a un narrateur, qui est un écrivain de la génération du père et pourrait être un double de Vila-Matas, décidant de se condamner lui-même au silence, tant verbal que littéraire car il a trop écrit, mais auquel Vilnius demande de rédiger les mémoires apocryphes de son père…

Le roman interroge sur les échecs, les masques que l’on porte ou qu’on se voit infliger.

Ça paraît un peu complexe, résumé ainsi. En réalité, c’est de la belle ouvrage, une vraie construction, d’une richesse et d’une drôlerie assez…british. Un excellent auteur espagnol à découvrir, très bien traduit !

Vilnius Lancastre, jeune cinéaste barcelonais au faux air de Bob Dylan, considère l'indolence absolue comme une forme d'art. Il entreprend néanmoins le projet de constituer des Archives de l'échec en général. Avec son amie Débora, il ambitionne de réaliser la biographie fictive de son père, le célèbre écrivain Juan Lancastre, mort dans des circonstances mystérieuses...
Un livre enjoué, drôle, nourri de références incessantes. […] Un jeu de marelle littéraire, donc, un exercice de sincérité aussi. Air de Dylan multiplie les références, pratiquement une par page, , du Jules César de Mankiewicz à Brooklyn, un roman de Colm Toibin. Du coup, la lecture est ardue, mais oblige à la recherche parallèle, ce qui était plutôt délicat dans le cas présent. Il reste toujours les facilités de Vila-Matas, fulgurantes.Mais aussi parfois on aimerait bien que le roman soit un peu moins référencé et un peu plus...roman


Extrait ;
 Certains entrent dans le théâtre de la vie très tard, mais quand ils le font, c'est apparemment sans brides et ils vont directement jusqu'au bout de la pièce. Ce fut mon cas. Je peux aujourd'hui l'affirmer de façon absolument certaine. La représentation a commencé le matin où ma femme m'a remis une lettre qui venait d'arriver de Suisse, une invitation à participer à un colloque littéraire sur l'Échec.
J'étais sur la terrasse de l'appartement, au nord-est de Barcelone, où nous avons passé bien des années, avant de le quitter il y a quelques mois. Ma femme est arrivée sur la terrasse avec une pompe nullement habituelle et a esquissé une révérence théâtrale avant de m'annoncer que, d'après la lettre, quelqu'un me prenait pour un parfait raté. Sa comédie m'a surpris parce qu'elle ne surjouait jamais. Voulait-elle par son cabotinage ôter de la gravité à ce qu'elle disait ? Cela dit, je n'oublierai pas ce moment parce qu'il a inauguré une histoire à l'intérieur de ma vie, qui retiendrait peu à peu de plus en plus mon attention dans les semaines suivantes.
J'ai lu la lettre, l'aimable proposition venant de l'université suisse de Saint-Gall. Ce n'était pas, bien sûr, le genre d'invitation que les écrivains reçoivent souvent même si peu de choses semblent aussi intimement liées que la littérature et l'échec. Peut-être est-ce pour cette raison, parce qu'il était très étrange que l'invitation ne me soit pas parvenue plus tôt, que j'ai lu la lettre suisse avec le plus grand flegme, comme si j'avais toujours su qu'elle arriverait. Pas un seul muscle de mon visage n'a bronché. J'ai accusé le coup avec élégance et fatalité comme si j'étais relégué dans un coin d'une grande scène. Seul un détail me faisait hésiter pour les heures à venir : prendre le masque du raté ou continuer à mener ma vie normale d'homme qui échoue.
L'invitation avait été envoyée par un professeur de mathématiques nommé Echèk. Écrit ainsi, avec un k et un accent grave, Echèk signifie «ratage» en créole haïtien. Le petit côté insulaire de son nom mis à part, les renseignements trouvés sur Internet au sujet du mathématicien suisse étaient tous sans intérêt, universitaires, et il n'y avait aucun moyen de vérifier sur les images de Google quel visage avait cet homme. J'ai demandé à mon amie Petra Overbeck, professeur à Saint-Gall, si elle connaissait Echèk et elle m'a répondu que c'était un brave type même s'il était obsédé par le thème de l'échec en général. Petra me recommandait d'accepter l'invitation car elle me permettrait de découvrir «l'incomparable canton d'Appenzell».


CRITIQUE de Mathieu Lindon :



Le postmodernisme est comme les groupuscules extrémistes ou les bandes mafieuses : il ne suffit pas de le vouloir pour en sortir. «Jamais je ne m’étais autant laissé porter par le roman. Il m’est arrivé de me surprendre moi-même !» est une phrase d’Enrique Vila-Matas reproduite sur la quatrième page de couverture d’Air de Dylan, le nouveau roman traduit de l’écrivain barcelonais né en 1948. Et comme le personnage principal du livre, le jeune cinéaste dont le physique évoque celui de la star musicale américaine, est le fils d’un écrivain postmoderne et s’est engagé dans la quête de l’«authentique», on a du mal à ne pas percevoir le commentaire de l’auteur comme faisant partie du récit lui-même. Attaquer le postmodernisme au nom de la vérité ou de la sincérité n’est pas une idée si neuve qu’on imagine qu’elle soit un beau jour tombée comme d’un continent inconnu sur Enrique Vila-Matas. Propos d’un personnage (il y en a pas mal, de par l’organisation du texte, qui tiennent un rôle de narrateur et commentent leurs propres déclarations) : «Croyez-moi, j’en suis désolé, mais les femmes sont comme l’ayahuasca, lui ai-je dit. Je ne savais même pas ce que signifiait cette phrase et quoi lui dire, ni si je faisais bien de lui parler.» On voit que le champ des interprétations est exagérément ouvert, et la définition de l’ayahuasca demeurera vague. De nombreux pères interviennent dans Air de Dylan, l’un d’eux dit à son fils, manifestant à la fois les extrêmes proximité et éloignement des relations familiales et l’infini inaccessible de la réalité : «Mon fils, je n’ai aucune envie de te revoir, je me désintéresse même des extraterrestres.»

"Le roman s’ouvre sur un «Colloque littéraire sur l’échec» qui se tient en Suisse. S’y rend le narrateur principal, écrivain qui, après «un pamphlet en faveur de la brièveté» dans sa jeunesse, n’a cessé d’écrire. Abrégé d’histoire de la littérature portative fut le premier livre traduit en français d’Enrique Vila-Matas avant que, bienheureusement, d’autres suivent par dizaines. Il y a tout le temps ainsi, dans Air de Dylan, des pistes qu’on ferait mieux de ne pas suivre. C’est à ce colloque que le jeune cinéaste, fils de l’écrivain postmoderniste qui vient de mourir, entreprend de porter l’échec à son comble par une intervention telle qu’elle sera elle-même un désastre et que personne ne pourra la suivre jusqu’au bout. Il est d’abord aidé dans l’élimination des auditeurs par le piètre fonctionnement de la traduction simultanée, mais les choses ne sont jamais si simples que ça. L’intervenant raconte comment il a été frappé dans le film de Frank Borzage Trois Camarades par la phrase «Quand la nuit tombe, on a toujours besoin de quelqu’un» dont il aime croire qu’elle est de Francis Scott Fitzgerald, ce qui est plausible puisque l’écrivain est un des scénaristes, mais difficile à prouver cependant, surtout quand on connaît les méthodes de travail à Hollywood, où il ira enquêter. En fait, énormément de choses sont difficiles à prouver. Par exemple, il apparaît à un moment que son père a été assassiné, et les assassins eux-mêmes lui décrivent les circonstances, si ce n’est qu’un aveu aussi est parfois une œuvre, le simple ou élaboré produit d’une improvisation imaginative - du moins peut-on le prétendre.

L’écrivain postmoderniste aurait laissé une autobiographie. Elle se déroulerait tout entière après sa mort. Elle aurait été détruite. Et si le fils l’écrivait en prétendant que c’était le manuscrit disparu ? Ce serait une tout autre histoire, «une histoire de deuil et d’abîme qui, quand elle serait publiée, en dirait sûrement beaucoup plus sur Lancastre que ses propres mémoires abrégés et qui, avec le temps, serait lue comme sa véritable autobiographie parce qu’on s’apercevrait que l’âme moderne, l’air de Dylan, l’essence de notre époque ne pouvaient y être mieux dépeintes». Pourquoi ne pas faire «un portrait du pâle feu de toute la postmodernité» ? Feu pâle est le titre du roman de Vladimir Nabokov constitué d’un poème et de son édition critique dans laquelle le lecteur se rend peu à peu compte que se déroule une intrigue qu’il n’imaginait pas. Le jeune homme qui a un air de Dylan trouvait parfois que son père ressemblait à Bob Dylan, en tout cas à celui qui joue dans le film Pat Garrett et Billy le Kid de Sam Peckinpah : «Qui es-tu ? lui demandait Garrett. / - Voilà une bonne question, lui répondait Dylan.» Dans ces conditions, c’est très difficile d’être aussi authentique qu’y aspire le jeune homme. Des interlocuteurs mettent d’ailleurs son projet en pièces. «Pour être authentique, il faut être très sincère ou seulement un peu ? Les personnes trop sincères ne sont-elles pas des imbéciles ?» dit l’un. «Mais on sait que l’art dépend de la vérité, de la même manière qu’on sait que la vérité, étant indivisible, ne peut se connaître elle-même, ce qui fait que dire la vérité, ce sera toujours mentir…» Etre soi et être plusieurs sont-ils des ambitions antinomiques ?"Par Mathieu Lindon



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

John Rechy : La citée de la nuit

Lonsam Studio photo gay japon

Bret Easton Ellis : Les éclats 2023.