Aragon : les voyageurs de l'impériale






Les Voyageurs de l'impériale est un roman de Louis Aragon, publié en 1942. Il s'agit du troisième titre du cycle romanesque Le Monde réel, après Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers.

Pierre Mercadier mène une vie convenue de professeur d’histoire à la fin du XIXème siècle (l’affaire Dreyfus est en toile de fond), avec son épouse (de bonne famille) et ses deux enfants. Un séjour d’été va achever la brouille au sein du couple et tout bascule. Pierre Mercadier disparaît pour aller mener une vie de bohème et d’aventurier. Il ne reviendra à Paris que vieillard finissant pour découvrir le destin de son fils Pascal.

Les écrivains américains ont coutume de vouloir écrire "the great american novel", la saga qui traduirait en prose toute l'expérience américaine. Leurs homologues français, trop individualistes, trop artistes, se prêtent moins volontiers à cet exercice. Aragon a pourtant réussi avec ces Voyageurs de l'impériale (1942) une sorte de grand roman de la francité, qui présente la particularité de dresser un tableau collectif admirable de la France de la Belle Epoque - mettant en scène toutes ses classes, dépeignant tous ses conflits, soulignant toutes ses beautés et ses zones d'ombre - tout en étant consacré au sujet intime d'un homme qui choisit de fuir ce monde et de vivre en individualiste forcené.
Ce gros roman comporte trois parties très inégales. Dans une première partie, nous assistons à la crise de la quarantaine de Pierre Mercadier, professeur de lycée et gagne-petit, aspirant écrivain qui ne parvient pas à achever sa bigraphie de John Law, mari malheureux d'une femme idiote. Cette crise se noue lors de vacances d'été à la montagne, chez un oncle désargenté qui loue une partie de son château à une famille d'industriels lyonnais. Admirable de vivacité, de poésie et de drôlerie, cette partie rappelle les plus belles oeuvres de Renoir (le cinéaste) : sensibilité à la nature, jeu subtil sur les différences sociales, marivaudage sensuel qui touche par l'alternance de ses épisodes graves et légers. Dans une courte seconde partie, Mercadier a abandonné femme et enfants et rencontre à Venise et à Monaco deux femmes dangereuses ; ces épisodes donnent lieu à de petites nouvelles quasi indépendantes où Aragon s'amuse à dépeindre le monde du jeu et des arnaques - avec pour cadre deux des villes les plus en trompe-l'oeil de notre vieille Europe.
Dans une troisième partie, qui trouve peu d'équivalents dans la littérature française de ce siècle, tout le génie d'Aragon se donne à voir. Mercadier est maintenant un vieil homme qui navigue entre trois mondes : celui de l'école privée que dirige Meyer, professeur de mathématiques qui a eu la miséricorde d'offrir un toit et un travail à son ancien collègue déclassé, celui de la pension de famille bourgeoise que dirige le fils de Mercadier, Pascal, et où se pressent fonctionnaires allemands et aristocrates roumaines, celui enfin du bordel Les Hirondelles dont la vieille patronne, Dora, va tomber folle amoureuse de notre Mercadier. Cette partie exhale une désespérance noire : Mercadier est devenu le dernier des hommes de Murnau et la liaison avec Dora la maquerelle nous est dépeinte avec une noirceur que je ne peux comparer qu'à Hubert Selby. La plume d'Aragon, au fil de cette partie qui paraît écrite sans plan préconçu et surprend constamment par ses écarts, ses embardées, ses ruptures, se fait progressivement plus incisive. D'homme faible mais attachant, dont le romancier se plaisait à moquer le refus de la politique et des engagements, notre anti-héros s'est mué en une figure nihiliste d'homme qui aura traversé son temps sans le comprendre, qui aura perdu au jeu du hasard qui choisit les partenaires avec lesquels nous partagerons notre destinée - qui n'aura au fond été qu'un passager, voire un parasite.
C'est un immense roman. Lisez-le.

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