Didier Seynave : MMXEST, with love. 2024.

Entretien littéraire avec "Didier Seynave" à propos de son œuvre et en particulier de son roman « MMMXEST, with love ». Prix du roman gay 2024 dans la catégorie recueil de textes. J’ai rencontré Didier Seynave lors de la remise de son prix : Il a accepté ma proposition d’entretien littéraire et dès lors il m’a semblé, aux vues de son parcours riche et diversifié, qu’une publication sur l’ensemble de sa carrière s’imposait… I : Didier Seynave : Puisqu’il se présente lui-même avec talent je lui laisse pour commencer la parole : « Né à Bruxelles en 1961, je suis très vite fasciné par le cinéma et la photographie. Gamin, j'emprunte déjà la caméra Super 8 de mon père. J'apprends ainsi à cadrer, à "décadrer" et à bouger avec douceur cette petite boîte magique. Vient ensuite une période studieuse et scientifique : une licence en biologie à l'Université Libre de Bruxelles et une spécialisation en biologie médicale tropicale à l'Institut Tropical d'Anvers. Après mes études, je fais mon service civil en tant qu'objecteur de conscience dans les laboratoires de l'hôpital Brugmann à Bruxelles où je m'occupe de parasitologie et de bactériologie. J'y travaille ensuite quelques années. Mais l'obsession du cinéma et de l'écriture ne me quitte pas. Et au début des années nonante, je me tourne résolument vers ces disciplines. Après un petit tour dans les auditoires d'une licence d'écriture et d'analyse cinématographique à l’ULB (ELICIT), je me lance, enfin, dans la réalisation de mes premiers travaux personnels : un documentaire et des courts-métrages vidéo qui me feront voyager de festival en festival… »
II : courts métrages et documentaire. En 1995 il réalise « Eu samus nos » (Je sommes-nous) sur l’artiste Angolais Fernando Alvim. En 1996, le cinéaste Pierre Salvadori tourne « Un moment » d’après la nouvelle de Didier Seynave « Ludovic »,. "Un moment" est l’un des courts-métrages prévention SIDA du film : L'@mour est à réinventer, dix histoires d'amours au temps du sida en 1996. Ce court fait maintenant partie de l’anthologie « Courts mais Gay. Vol. 1 » : Dans une chambre d'étudiant, deux garçons viennent de faire l'amour. Leur bonheur s'achève lorsqu'ils prennent conscience d'un oubli. La discussion s'engage. En 1997 il sort « La certitude du doute »1997. Video Art lors d’une des biennales d’art contemporain de Venise. Puis en 1999, ce sera « Flyng boys » : Week-end à la mer� Les copains en photo� Le bonheur. Un jeu sur le rapport de la photo et de la vidéo, l’envie de partager le souvenir d’un moment heureux. En 2010, Didier Seynave change de format et réalise un documentaire de cinq heure trente sur les frontières fermées de l’Europe : « La guerre aux frontières », diffusé dans les circuits universitaires notamment en sociologie. Le documentaire est ensuite proposé dans une version plus courte (71 minutes) pour les festivals, visible sur You Tube. Il traite des migrations humaines qui se heurtent à « nos forteresses occidentales ». Didier Seynave y interviewe Jean Ziegler, Daniel Cohn-Bendit, Louis Michel, Malek Chebel et Albert Jacquard. « La guerre aux frontières", c'est la guerre aux migrants qui est faite aux frontières de l'Europe. Cette guerre, qui ne dit pas son nom, a déjà fait des dizaines de milliers de victimes en silence, en Méditerranée mais aussi dans les déserts du Sud et dans les forêts de l'Est. Une interrogation sur nos politiques européennes en matière d'immigration qui interpelle notre conscience…
« La guerre aux frontières » aborde de puissantes thématiques : le voyage, la mondialisation, la frontière, le rêve, la force, l'histoire, la peur, l'humanité, la porte, la mort, la guerre, la sous-traitance, les passeurs, la répartition, la politique, l'accueil, le jugement, le sans-droit, la prison, l'expulsion, le citoyen, la régularisation, la rencontre, l'économie, l'ouverture… Dans la foulée, il va partir au Mali, un de ses grands voyages, pour réaliser deux reportages sur les sub-sahariens qui y sont refoulés depuis l'Europe. En 2015, après avoir aimé le livre de Bernard Hennebert "Une vie à séduire"(ou l’auteur raconte ses rencontres amoureuses homosexuelles via les petites annonces papier, puis via Internet, pour restituer l’émotion de « l’instant présent » de ces histoires « presque passées », Didier Seynave imagine de le matérialiser au travers d’une vingtaine de photos grand format, ce qui aboutit à une exposition itinérante qu’il présentera dans une dizaine de lieux en Belgique, parfois accompagnés de lectures du texte par des comédiens.
Notons aussi que Didier Seynave a été pendant cinq ans, le coordinateur et programmateur du « Festival du Film Gay et Lesbien de Bruxelles. ». III : Littérature. Rajoutant encore une corde à son arc, Didier Seynave aborde la littérature en 2022. Tout d’abord il auto-édite un "beau livre" photos qui présente les détails des façades de la Grand-Place de Bruxelles ("Bruxelles, la Grand-Place à la loupe") accompagnées de textes qu’il a lui-même écrit et dont le contenu historique est supervisé par l'historien bruxellois Roel Jacobs. Il m’explique un peu la genèse de ce beau livre : La place venait d’être nettoyé ce qui lui donne envie de prendre quelques photos qu’il publie sur Facebook. Elles sont repérées par des guides qui finissent par lui demander de faire un livre.
Par ailleurs, Grand voyageur, Didier Seynave a gardé toutes ses notes et ses carnets de voyage depuis 30 ans. Il prend conscience qu’il a là un matériel déjà rassemblé sur des coins insolites (le Laos, l’Éthiopie…) ou plus proches (Venise, Bruxelles), et après y avoir réfléchi, il décide d’en faire un livre : « aux coins du monde », publié en 2023 (éditions Baudelaire). Il nous offre une vision très personnelle et une analyse franche et philosophique des interactions sociales et culturelles. Il s’agit, m’explique-t-il d’une sorte de carnet de voyage philosophique et politique qui questionne par exemple l’effet que parcourir le monde a sur notre rapport à l’autre : « L’ailleurs est toujours une aventure. Et tout voyage est un acte politique ! « Forcément dans certains pays ressurgit l’évidence du néocolonialisme » … « Car voyager, c’est aussi philosopher, découvrir, s’émerveiller, partager, se confronter et confronter les autres… Et bien souvent, l’intime s’immisce entre nos pas ». IV : « MMMXEST, with love » « Quelques fragments d’instants amoureux qui font l’histoire d’une vie... Cet ouvrage est dédié aux hommes que l’auteur a aimé. Ils ont nourri son imaginaire de poésie, d’émotion, de fantasmes. Et ce sont bien eux qui ont répondu à cette question farfelue d’être ou ne pas être... » Comme il l’a fait pour ses carnets de voyages, Didier Seynave a gardé ses lettres d’amour : Matière première pour son nouveau livre « MMMXEST, with love », (toujours aux éditions Baudelaire) qui obtient en Novembre 2024, le prix du roman gay dans la catégorie « recueil de textes ». Pendant son discours de remerciement il a d’ailleurs expliqué ce titre mystérieux qui est en fait une abréviation pour « MarcMichelMichelXavierEnriqueSimouThibaut. », ce qui aurait fait un peu trop long : : le texte se présente en effet sous forme d’une vingtaine de fragments d’instants amoureux qui font l’histoire d’une vie… de sa vie en réalité ce qu’il ne cache pas quand on le lui demande « Cet ouvrage est dédié aux hommes que l’auteur a aimé ». Autant de garçons qui ont nourri son imaginaire de poésie, d’émotion, de fantasmes. C’est certainement romancé, stylisé mais proche de sa réalité de son vécu. Par ailleurs ce que l’on remarque en premier c’est le choix de l’écriture fragmenté qui me rappelle le photographe en lui, celui qui saisit l’instant : Instant, fragment, forme courte : Il faut voir comment Didier Seynave sait concentrer des histoires : en trois pages il peut faire passer un personnage de la recherche du prince charmant, au grand amour, puis à l’ennui qui s’installe et à la fuite qui en résulte sans que cela ne paraisse précipité ! Certains des 25 fragments que propose le livre sont en prose ou en prose poétique ou encore en vers. Didier Seynave nous parle depuis son présent des rencontres d’un soir comme des passions durables avec le mime sens de la justesse quelque soit la forme choisie, nouvelle, poème, prière… Le premier fragment, le plus long, qui est aussi le premier qu’il a écrit, est une nouvelle d’une vingtaine de pages : Olivier, photographe, retrouve par hasard dans une soirée mondaine, Marc, garçon dont il avait été platoniquement amoureux au lycée à 17 ans. Or celui-ci est accompagné de son amant Milan… néanmoins la magie opère : Milan est « une sorte de cadeaux Bonux qui accompagnait marc-un package indissociable à prendre ou à laisser » Une sorte de trouple se met en place. Seulement Olivier préfèrerait avoir marc pour lui tout seul. Ce besoin d’exclusivité amoureuse va-t-il rapprocher ou éloigner définitivement Marc ? Certains de ces fragments nous parlent du sexe insatiable et des baises rapides « de backroom en backroom, de tasse en tasse, de parc en parc, de parking en parking, il butinait du printemps à l’automne et au-delà. Il collectionnait des ombres comme d’autres collectionnaient des timbres », ou encore de la résistance à l’homophobie « nous gausser de leur haine/Résister ! hurler notre bonheur/ sans aucune gêne …». Parmi les autres thèmes abordés on trouvera, entre autre, les regards échangés à la sauvette, le temps qui passe trop vite « lorsqu’on sera vieux, si tu meurs avant moi, je me suiciderai pour être avec toi », la fulgurance des ruptures « te reverrais-je un jour mon bel amour ? », la tristesse du désamour « le cœur est formel/plus aucune cloche ne sonne », le désespoir de l’abandon et l’espoir de la reconquête « « on ne peut s’empêcher d’y croire encore et encore », la dépendance au corps de l’aimé ou encore de la recherche du grand amour par petite annonce interposé « …tu avais avait fait publier ton annonce comme un gag… », en passant par le cocktail alcool chemsex , ou l’amour ressenti comme une drogue « « tu es mon quotidien, ma dose charnelle/…mon tout, mon absolu, mon manque… » D’autres seront vous étonner comme cette réflexion sur l’impact des poppers dans l’art de la masturbation… Didier Seynave sait aussi parfaitement adapter les thèmes à une forme toujours très soignée et souvent surprenante, qui laisse souvent une forte impression visuelle, presque cinématographique parfois réhaussé par un style poétique : je pense par exemple à fragment « Venise », qui est peut-être une prolongation de la première nouvelle (on pourrait s’amuser à chercher ainsi des correspondances entre les textes) « le dessous d’un canal/plastique et cloaque boueux…/ photos d’amoureux sur pont de pierre/mon papier qui s’envole, l’imaginaire aussi …» L’ensemble des textes et le jeu entre eux donne une vision nuancée et variée de la vie affective et sexuelle, où chaque instant compte et laisse une empreinte. De plus, la juxtaposition de ces formes de longueurs et de styles divers donne à l’ensemble une sorte de rythme interne particulier qui rappelle celui de la musique : Il y a de la scansion, du rythme, des rappels, une composition qui donnent un effet très musical non seulement aux fragments poétiques mais aussi à l’ensemble du livre. Je ne suis pas étonné lorsque Didier Seynave me parle de l’importance qu’il accorde à la musicalité dans son écriture. Par ailleurs il m’explique que, chez lui, l’écriture est passionnelle, qu’elle surgit comme s’il était en transe : Pour Didier Seynave l’écriture est une expérience magnifique et jubilatoire (il m’en parle un peu comme il s’agissait de magie), me faisant tout de même remarquer qu’elle est aussi une expérience profondément solitaire et qui l’isole du monde extérieur quand il y est plongé : « Seul avec soi on ne contrôle pas on se désincarne ». Enfin, je ne suis pas étonné lorsqu’il me signale que la photo de couverture de livre est de lui, comme d’ailleurs celle de « Aux coins du monde. Il l’a prise lors de l’Europride de Marseille.
Pour conclure : Un joli moment de lecture : Didier Seynave parvient à capturer, grâce à sa plume fluide et belle, la complexité et l'intensité de ses expériences amoureuses. Avec tendresse et justesse il partage avec nous la profondeur des émotions et le souvenir fragmenté des moments partagés avec les hommes de sa vie.
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